Écrire,
c'était m'élucider, creuser dans ma mémoire, dans mon inconscient.
(Charles
Juliet, interview dans Télérama,
27 mars 2010)
Parmi
les chances extraordinaires que j'ai eues dans ma vie, il y a donc eu
les joies de la lecture et de l'écriture, celles de l'amitié et de
l'amour, celles de la paternité et de la bicyclette, celles du
voyage et de la découverte, celles de l'étude et de la méditation, celles de l'exercice physique et de l'exercice spirituel. Toutes pourraient se résumer à la
rencontre des hommes (au sens de « êtres humains »), qui
est aussi celle de soi. Car en lisant, on rencontre des écrivains,
en écrivant, on se découvre, en se déplaçant, on part à la
rencontre de l'humanité dans toute sa diversité, dans ses
contradictions (qui sont les nôtres aussi), dans sa démesure ;
en devenant père, j'ai revécu le fil de l'humanité, depuis la
naissance et même l'attente de la naissance, la germination ; en étudiant, en méditant, en exerçant mon corps et mon esprit, j'ai recherché l'humain qui est en moi.
J'ai
lu quelque part encore une chose qui m'est familière : "Je
n'étais pas très doué pour les amusements collectifs, et m'étais
toujours copieusement ennuyé aux mariages et aux anniversaires. Le
concept de fête m'était très étranger, et, à ce jour, aucune
réunion d'amis ou de famille n'avait pu rivaliser avec un bon roman"
(Mikaël
Ollivier, Star-crossed
lovers).
J'ajouterai aussi, parmi les amusements collectifs pour lesquels je
n'ai que peu d'appétence, les sports et les stades devant lesquels
la foule se pâme comme elle se plaisait autrefois aux jeux du cirque
romain. Pour moi, un bon roman, un poème
réussi, les surpassent sans peine, en particulier parce que je peux me
les approprier et que je ne peux guère m'emparer d'un exploit
sportif, sachant que je suis incapable de faire de même – il est
vrai que je ne me suis jamais dopé – même s'il m'est arrivé de
participer à des marathons ou des courses à pied de 100 km, de faire de
longues randonnées en montagne, de passer des vacances entières à
bicyclette aussi, mais ça relevait de l'expérience individuelle (ou à deux) et
non pas d'une performance.
Dans
son roman Monsieur
Dick ou le dixième livre (Gallimard),
Jean-Pierre Ohl fait dire au romancier britannique Charles Dickens,
quelques jours avant sa mort, l'étonnante phrase suivante : "Je
ne pensais pas qu'on pouvait se lasser d'être Dieu".
Tout simplement parce que, imagine l'auteur, Dickens, romancier omniscient (Dieu, en quelque sorte), avait perdu son
légendaire savoir-faire et se demandait comment finir Le
mystère d'Edwin Drood,
roman qui reste inachevé et qui a suscité bien des commentaires.
Ici, Ohl imagine que le narrateur, François Daumal, ayant découvert enfant les romans de
Dickens dans le grenier de son grand-père, est devenu fanatique de
cet écrivain ; lycéen, puis étudiant, il fréquente la
librairie de livres anciens et d'occasion de l'étrange Krook ("Vous
savez, jeune homme, que les cimetières sont aussi encombrés que les
librairies..."),
un prêtre écossais défroqué, grand buveur de whisky, qui achète plus
de livres qu'il n'en vend, d'où sa réflexion à propos de son
arrière-boutique : "Vous
n'imaginez pas le nombre de volumes qui attendent derrière cette
porte, dans ce purgatoire... qui attendent qu'une place se libère !"
Il y retrouve un brillant condisciple, Michel Mangematin, lui aussi
féru de Dickens. Mais Krook, personnage étrange (il s'est inventé
un ami imaginaire !), grand amateur de littérature (sauf de
Paul Valéry, exclu de sa librairie : "pas assez de couilles pour être un romancier... Pas assez de couilles non plus pour être un vrai poète, ou un vrai philosophe... Très français, ça... On devient esthète, penseur..." ), ne garde dans sa chambre que
dix livres de chevet ; les deux étudiants devinent neuf d'entre eux
; Krook promet d'offrir le dixième livre à qui trouvera le dernier
titre.
Les
deux jeunes gens, qui s'attirent tout en s'opposant, continuent leur
vie sur les traces de l’œuvre de Dickens, espérant percer le
mystère de son dernier roman. Daumal devient professeur de collège,
se marie, mais le mariage tourne court, et sa vie est ratée :
il court toujours après la résolution du mystère
d'Edwin Drood.
Mangematin obtient la chaire d'anglais à l'université, devient
richissime, homme politique, souffle sa femme à Daumal, construit à
Arcachon une réplique exacte en tous points de la dernière demeure
de Dickens, Gad's Hill Place, dont l'inauguration est l'objet d'une fête costumée où
chaque invité doit représenter un personnage de Dickens. En fin de compte,
aucun des deux amis-ennemis ne parviendra à résoudre l'énigme de
la fin du roman, malgré les recherches qu'ils font autour des
documents et archives d'un certain
Évariste Borel, qui aurait approché Dickens peu avant sa mort en
1870, et dont il aurait appris la solution du Mystère
d’Edwin
Drood
de
sa bouche même.
On a
donc affaire ici à un roman sur un roman, truffé de références à
l’œuvre de Dickens et à sa vie, à d'autres auteurs aussi (James Hogg, Stevenson, Conan Doyle et sa passion du spiritisme), mais qui ne cherche pas pour
autant à percer le mystère du dernier roman de l'auteur. Non, Ohl
brode des variations autour de Dickens, de la librairie, de l'enthousiasme des lecteurs. Il fait dire au narrateur :
"Je
compris soudain le sens de cet envoûtement que les chefs-d’œuvre
inachevés ont toujours exercé sur les hommes : ils offrent le
spectacle de la mort, scandaleuse, mais fascinante. Au prix d'une
simple extrapolation, ils donnent à voir ce qu'est au fond tout
livre – et tout être vivant : un cadavre en sursis, plus ou
moins habilement drapé dans un haillon d'éternité."
J'ai bien aimé ce livre, qui joue sur le rapport à la littérature,
mais dont les personnages principaux ont une existence propre et
saisissante. Et c'est un bel hommage à Dickens !
Si je n'avais pas eu la chance de découvrir les plaisirs de la littérature, je n'aurais pas été à même d'apprécier un tel livre...
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