Ainsi
Jésus appelle et indique le chemin à prendre pour le suivre :
celui du service du plus faible, celui de l'amour qui se donne pour
que l'autre vive.
(Albert
Schweitzer, Vivre)
J'ai
eu beaucoup de chance dans la vie. Et, même aux moments les plus
cruciaux, les plus durs – j'en ai eus, parfois terribles – j'ai pu rebondir
relativement bien et vite, car la chance a été avec moi élastique.
Première chance : d'abord
de naître dans une famille nombreuse (comme je plains les enfants
uniques), aimante et unie. Une tribu même. Pauvre sans doute, mais
la pire pauvreté n'est-elle pas celle de ne pas être aimé, de se
sentir abandonné – et de l'être souvent, comme j'ai pu le
constater dans le courant de ma longue vie ? Et quand on est
aimé, on a le cœur qui s'ouvre en grand, on aime à son tour. Merci
donc à mon exceptionnelle grand-mère en premier lieu. C'est elle
qui m'a ouvert à la beauté du monde, qui m'a inoculé le virus de
la bonté, elle dont la chaleur douce des genoux et de la grosse
poitrine me fit comprendre très tôt qu'il suffit d'aimer pour se
rendre la vie agréable, pour être agréable aux autres ; et
qu'il faut vivre dans l'instant : "L'instant,
voilà l'essentiel. Quel miracle !"
(Michel
Dunand, Mourir
d'aller)...
Je pourrais sans doute citer d'autres membres de la tribu familiale,
mais si j'en oublie, ce serait trop dur pour eux, donc disons que la
chance était avec moi à tous points de vue : parents
immédiats, oncles, tantes et cousins, tous ouvriers et paysans, sans oublier mes frères et sœurs, si
nombreux et différents les uns des autres que quand j'ai lu La
comédie humaine
(Balzac) ou Les
Rougon-Macquart
(Zola), j'ai vérifié ce que j'avais compris très tôt, que chaque
individu est exceptionnel, réagit à sa manière, et que chacun doit
accepter d'être un être à part.
J'ai
eu la chance aussi de découvrir des maîtres formidables qui ont su
trouver en moi le meilleur : les instituteurs surtout, qui ont
décelé et développé mon goût pour l'histoire et la géographie,
pour la poésie (mais ma grand-mère déjà, et je pourrais dire avec
Léon-Paul Fargue : "Très
jeune, il m'est arrivé d'aborder au rivage de la poésie, et de
sentir brusquement sous mes pieds le sol accueillant d'une terre
inconnue")
et le théâtre (ah ! on n'imagine pas ce que fut le bonheur de
faire connaissance de Corneille et du Cid à l'âge de huit ans !) ;
quelques professeurs aussi m'ont ouvert des horizons insoupçonnés
(ainsi M. Godefroid, surnommé Peppone, qui avait créé le ciné-club du lycée :
là aussi, le cinéma fut pour moi une révélation), que le pasteur de Mont
de Marsan m'a permis d'élargir en me poussant vers des études
supérieures, inconnues de ma tribu ! Pasteur auquel je dois
aussi d'avoir compris que la
fraternité "signifie
l'espoir et la promesse du « me voici » dit à l'autre
homme sans que la question de son identité constitue un préalable"
(Catherine Chalier, La
fraternité : un espoir en clair-obscur).
J'ai
eu aussi la chance d'avoir rencontré dès 1956 Alain, l'ami de ma
jeunesse qui n'a jamais quitté mon cœur, me prouvant l'assertion de
Montaigne : "parce
que c'était lui, parce que c'était moi".
Il m'a fait comprendre que je pouvais aimer au-delà de la tribu et,
de plus, il m'a initié, lui, grand lecteur, à la variété de la
littérature ("Vous
n'imaginez pas le nombre de volumes qui attendent derrière cette
porte, dans ce purgatoire... qui attendent qu'une place se libère !"
nous dit Jean-Pierre Ohl, dans son Monsieur
Dick ou le dixième livre),
et je lui dois ma vie professionnelle et d'être devenu ce que je
suis.
Je lui dois donc d'avoir compris qu'aucun malheur ne résiste devant
les splendeurs inégalées de l'art et de la littérature, et qu'on
peut transposer "les
peines, les punitions, les revers de toutes sortes, pour les vivre à
travers la culture – plutôt que dans la réalité de façon à ne
pas vraiment souffrir..."
(Michel
Tremblay, La
nuit des princes charmants).
Je lui dois enfin d'avoir développé tout au long de ma vie le sens
de l'amitié, ce beau sentiment qui nous donne "un
peu d'éclat, un peu d'étoffe, un peu de durée"
(Léon-Paul
Fargue, Haute
solitude).
Je
n'aurais garde d'oublier le professeur de philosophie qui, s'il n'a
pas réussi à me pousser dans les bras de Descartes, de Kant ou
de Spinoza (trop forts pour moi ?), m'a fait comprendre les choses de la vie. Comprendre par exemple que, selon les
mots de Gide (Journal,
29 janvier 1929), "Chaque
âge est capable d'une perfection particulière. C'est un art que de
s'en persuader, de contempler ce que les ans nous apportent plutôt
que ce dont ils nous privent, et de préférer la reconnaissance aux
regrets". Comprendre surtout que, selon les mots de George Darien (L'ennemi
du peuple),
s'il n'est pas en notre pouvoir de
"libérer
l'Humanité",
nous devons "affirmer
l'Homme". Peut-être aussi lui dois-je d'avoir choisi "la
vie pure, dure mais pleine de générosité contre la dégradation
mercantile du monde urbain. La beauté, l'authenticité contre le
frelaté et la pacotille"
(Frédéric
Nietzsche, Ainsi
parlait Zarathoustra).
C'est à lui sans doute aussi, tout autant qu'à ma grand-mère ou au
pasteur, que je dois de relever, au hasard de mes lectures, des
phrases comme "Le
souci de faire comme tout le monde, de ne pas se sentir trop seul
nous dévie souvent de notre voie"
(Blanche de Richemont, Éloge
du désir),
ou comme "Maintenant
que je suis vieille, je ne veux plus avoir à m'encombrer de
superflu..."
(Virginia Woolf, Lettre
à Jacques Raverat,
3 octobre 1924).
Beaucoup
de chance donc dans toutes les rencontres de ma vie, dont chacune a
été unique, nécessaire, désirée peut-être : en ce sens, on
peut dire sans doute aussi que la chance, on la saisit, elle est à
la portée de la main. Et chacun peut le vérifier, à condition de
ne pas être replié sur soi, sur ses acquis, mais prêt à sauter
sur
"des
surprises, quelquefois, et des petits Noëls
imprévisibles",
que signale Julien
Gracq, dans son Entretien
avec Jean-Paul Dekiss.
Et la plus grande chance, je l'ai eue aussi, la rencontre amoureuse, celle qui n'a rien
à voir avec le
seul
désir sexuel, celle qui nous fait dire quand on tombe sur la bonne
personne : « J'ai trouvé », un peu à la manière
de l'amitié de Montaigne. Celle qui laisse pendante la question du
héros de Cesare
Battisti (L'eau
du diamant),
"Pourtant,
l'amour, c'est un grand mystère, vous ne trouvez pas ?"
À
moins qu'elle n'y donne une réponse définitive...
Oui,
j'ai eu toutes les chances, dont celle d'être suffisamment ouvert
pour les saisir au vol... Merci à tous, car ça continue grâce aux poètes, aux écrivains, aux cinéastes, aux couch-surfeurs, aux ami(e)s de toute sorte, à mon nomadisme aussi, et aux rencontres si variées que je me demande comment on peut être déprimé !
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