« J'ai
l'impression de revenir d'une autre planète, me confie un de mes
patients au retour d'une année passée en Norvège. Là-bas, c'est
comme si, pour tout ce qui ne concerne pas les relations
sentimentales ou sexuelles, tout le monde était de sexe neutre. Les
personnes ne se mettent pas en lien en tant qu'homme ou femme, mais
comme des individus universels, dont l'identité sexuée n'intervient
absolument pas dans la relation. C'est assez déroutant mais très
reposant. »
(Serge
Hefez, Le
nouvel ordre sexuel : pourquoi devient-on fille ou garçon ?
)
Oui,
c'est reposant. Et surprenant dans notre société contemporaine où
tout est organisé autour de la sexualité : publicité,
magazines, cinéma, télévision, mode, séduction... Je m'étais
toujours demandé si j'étais normal de ne considérer en face de moi
que des êtres humains quand je croise des gens, jeunes et vieux,
enfants et adultes, et de ne leur affecter effectivement aucun sexe.
J'étais frappé par exemple – au contraire de beaucoup de mes
connaissances – de ne pas porter un regard concupiscent sur les
individus, femmes ou hommes, que je croisais. De ne leur affecter
qu'un coefficient esthétique parfois (j'apprécie la beauté),
potentiellement amical souvent (je suis l'ami du genre humain),
neutre aussi (ni esthétique, ni amical), rarement répulsif (il faut
que je sente de la haine ou du dégoût chez l'autre pour ressentir
de la répulsion), mais en aucun cas sexuel, alors que tel ou telle de
mes amis(e)s jugeaient quasiment toute rencontre en fonction des
possibilités érotiques qu'elle dégageait : « Celui-là
/ celle-là, je me le /la ferai bien », disaient-ils /elles, et
n'avaient souvent même pas besoin de le dire, leur regard détailleur
et déshabilleur, quand j'étais en leur compagnie, était
suffisamment explicite. Eh bien voilà, je pense que j'étais
norvégien, sans le savoir ! Ouf, pas seul au monde dans mon
cas. Merci, Serge Hefez !
Excuse-moi
de te tutoyer, mais "je
dis tu à tous ceux que j'aime"
(Jacques Prévert, Barbara),
et franchement pour le premier livre que je lis de toi, je suis
obligé de dire que j'aime ce que tu dis. Quand tu poses la
question : "Faut-il
avoir des seins pour faire la vaisselle, et en avoir dans le pantalon
pour descendre la poubelle ?", je
suis en phase. Ton souci de séparer le genre et le sexe me paraît
tout à fait pertinent. Car il s'agit d'émanciper notre monde de
toutes ces vieilleries qui continuent à pulluler et qui ont ressurgi
avec virulence lors de la fameuse guerre du mariage pour tous (qui
sera oubliée dans dix ans !). Tu écris aussi : "Nous
nous trouvons ainsi complètement ficelés, contraints, contenus par
une multitude d'injonctions, de prescriptions, de représentations,
de projections, de règles héritées de notre environnement
personnel, familial, social, culturel, religieux, qui nous dictent au
plus intime de nous-mêmes comment modeler ce sexuel infantile
infiniment fantaisiste, qui nous exalte et nous terrifie. Au point
que certains prennent parfois ce modelage pour la « norme »,
ou même la « nature »..."
Ah !
cette nature qui engendrerait une norme ! Derrière ce vocable,
on nous ressort les vieilles lunes du patriarcat : c'est naturel
et
donc normal
que l'homme domine la femme. En réalité, "nous
construisons tous notre identité sexuée non pas sur la base d'un
déterminisme biologique, ou d'une quelconque nature, mais sur la
base de ce que nos parents nous disent et de la manière dont ils
nous traitent. Sous la forme, en somme, de la croyance."
Eh oui, voilà le mot : on est dans la croyance, et la religion
n'est pas loin derrière (ce qui explique qu'elles soient toutes
opposées officiellement au mariage pour tous, même si des prêtres,
pasteurs ont une autre opinion en tant qu'individu), qui nous ressert
Adam et Ève,
à partir de quoi on a imposé la rigidification et la séparation
des sexes, chacun dans son coin, et étant conçus et figés de toute
éternité.
Dans les années 50, Simone
de Beauvoir nous avait bien dit : "on
ne naît pas femme, on le devient" ! Bien entendu, ça
m'avait beaucoup impressionné à l'époque, surtout que son
argumentation était imparable. Un peu plus tard, Elena Gianini Belotti, dans son bel
essai Du
côté des
petites
filles,
nous avait démontré à quel point l'éducation fabriquait des
filles.
Qui la lit encore aujourd'hui ? Même les auteurs pour la
jeunesse nous concoctaient dans les années 70 une magnifique Histoire
de Julie qui avait une ombre de garçon.
À mille lieues des absurdes Martine
et
Caroline
qui inondaient et continuent à polluer kiosques et grandes surfaces. Tout cela est bien
oublié aujourd'hui, on est rentré dans l'ordre soi-disant naturel.
Pourtant, nous explique
Serge Hefez, "les hommes commencent à réaliser que
l'émancipation des femmes peut être pour eux un gain identitaire"
et, "devenant des pères plus démonstratifs, à l'écoute et
moins autoritaires", voilà qui change la paternité.
N'oublions
pas, aussi, que le couple familial traditionnel est battu en brèche
par les innombrables combinaisons familiales nouvelles :
monoparentales, homoparentales ou recomposées. Est-ce mieux ou pas,
la question n'est pas là, c'est un fait, et les faits sont têtus.
Et il s'agit de ne pas laisser sur la touche du droit certains
enfants sous prétexte qu'ils vivent dans une famille hors norme.
Sait-on que jusqu'à la loi nouvelle, les enfants élevés par un
couple homosexuel (ils seraient, paraît-il, 50 000 en France), sont
censés n'avoir qu'un seul parent, celui qui a adopté. Le compagnon
ou la compagne, l'autre parent, (excusez-moi, je ne trouve pas
d'autre mot, celui qui élève, qui éduque les enfants, est un
parent, même et peut-être surtout s'il ne les a pas faits, cf Panisse dans Marius de Pagnol !) ne
peut pas les prendre en charge, en cas de décès du premier. Aux
yeux de la loi, il/elle n'existe pas, et les enfants seront confiés
aux services sociaux. Rien qu'à ce titre, le mariage pour tous est
une bonne chose.
Serge
Hefez convoque, à l'appui de son argumentation, tous les grands
auteurs, philosophes (Beauvoir, Foucauld, Edith
Butler…), psychanalystes (Freud, Lacan…), sociologues
(Masters & Johnson, Shere Hite...), médecins, aussi bien que
militants du féminisme ou des divers genres sexuels. Il conclut
qu'il faut sortir du discours normalisateur – et moralisateur –
qui distribue les rôles selon la tradition (un mot d'ailleurs sur ce
vocable : ce n'est pas parce qu'une tradition existe qu'il ne
faut pas en sortir, à ce compte, on maintiendrait toujours
l'esclavage, l'anthropophagie, l'excision, etc., en soi, une tradition
n'est pas forcément bonne), sortir de toutes les scories éducatives,
culturelles, sociales, religieuses, environnementales. Car la
tradition joue un rôle capital dans la construction du masculin et
du féminin ; et on pourrait compléter la remarque de Beauvoir :
on
ne naît ni homme ni femme, on le devient.
Voilà donc un livre stimulant pour l'esprit, qui cherche à apaiser
les tensions, alors que nos réactionnaires ne font qu’entretenir
des différences et les peurs ancestrales.
À nous d'accompagner cette évolution de nos sociétés, afin de
permettre à chacun, et notamment aux plus opprimés, de vivre plus
harmonieusement, d'être acceptés dans leur différence.
Au
fond, on se retrouve ici avec la même problématique qu'avec le
racisme. La définition des sexes, comme celle des races, a entraîné
des rapports de domination et d'exclusion qui n'ont pas favorisé
l'apparition d'une société
plus soudée et plus fraternelle. Sortons donc de nos concepts et
cadres largement issus de l'époque victorienne et qui ne reflètent
pas les réalités de la société actuelle. D'ailleurs,
certaines sociétés ne se sont pas construites sur ce schéma
homme/femme, père/mère mais sur d’autres socles, comme nous le
rappellent des anthropologues qu'il cite (Margaret Mead par exemple).
Le
nouvel ordre sexuel ne
plaira pas à tout le monde, c'est certain, surtout à ceux qui sont
ancrés dans des certitudes, souvent d'origine religieuse, même pour
ceux qui ne croient plus en Dieu depuis longtemps, mais qui restent
quand même ancrés dans des croyances figées. Mais pour ceux qui veulent
s'ouvrir aux nouvelles réalités, ou essayer de mieux les
comprendre, c'est un ouvrage aussi recommandable que le remarquable
petit opuscule de Joëlle
Randegger, Le
mariage dans tous ses ébats, dont
je cite une partie de la conclusion : "La
déliquescence, je la vois pour ma part, dans la montée de
l'égocentrisme, du matérialisme et du fanatisme religieux. Dans
l'idolâtrie de l'économie, du pouvoir et de la technique qui
engendrent les dérives violentes dont sont encore victimes les plus
vulnérables. Mais pas dans ce qui fait alliance, dans ce qui ouvre à
l'accueil de personnes méprisées, dans la liberté, l'égalité et
la fraternité."
Tout
à fait d'accord. Et, quant à ce qui est des relations entre êtres
humains, imitez-moi : soyez Norvégiens !
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