mardi 25 juin 2013

25 juin 2013 : comment peut-on être Norvégien ?


« J'ai l'impression de revenir d'une autre planète, me confie un de mes patients au retour d'une année passée en Norvège. Là-bas, c'est comme si, pour tout ce qui ne concerne pas les relations sentimentales ou sexuelles, tout le monde était de sexe neutre. Les personnes ne se mettent pas en lien en tant qu'homme ou femme, mais comme des individus universels, dont l'identité sexuée n'intervient absolument pas dans la relation. C'est assez déroutant mais très reposant. »

(Serge Hefez, Le nouvel ordre sexuel : pourquoi devient-on fille ou garçon ? )



Oui, c'est reposant. Et surprenant dans notre société contemporaine où tout est organisé autour de la sexualité : publicité, magazines, cinéma, télévision, mode, séduction... Je m'étais toujours demandé si j'étais normal de ne considérer en face de moi que des êtres humains quand je croise des gens, jeunes et vieux, enfants et adultes, et de ne leur affecter effectivement aucun sexe. J'étais frappé par exemple – au contraire de beaucoup de mes connaissances – de ne pas porter un regard concupiscent sur les individus, femmes ou hommes, que je croisais. De ne leur affecter qu'un coefficient esthétique parfois (j'apprécie la beauté), potentiellement amical souvent (je suis l'ami du genre humain), neutre aussi (ni esthétique, ni amical), rarement répulsif (il faut que je sente de la haine ou du dégoût chez l'autre pour ressentir de la répulsion), mais en aucun cas sexuel, alors que tel ou telle de mes amis(e)s jugeaient quasiment toute rencontre en fonction des possibilités érotiques qu'elle dégageait : « Celui-là / celle-là, je me le /la ferai bien », disaient-ils /elles, et n'avaient souvent même pas besoin de le dire, leur regard détailleur et déshabilleur, quand j'étais en leur compagnie, était suffisamment explicite. Eh bien voilà, je pense que j'étais norvégien, sans le savoir ! Ouf, pas seul au monde dans mon cas. Merci, Serge Hefez !


Excuse-moi de te tutoyer, mais "je dis tu à tous ceux que j'aime" (Jacques Prévert, Barbara), et franchement pour le premier livre que je lis de toi, je suis obligé de dire que j'aime ce que tu dis. Quand tu poses la question : "Faut-il avoir des seins pour faire la vaisselle, et en avoir dans le pantalon pour descendre la poubelle ?", je suis en phase. Ton souci de séparer le genre et le sexe me paraît tout à fait pertinent. Car il s'agit d'émanciper notre monde de toutes ces vieilleries qui continuent à pulluler et qui ont ressurgi avec virulence lors de la fameuse guerre du mariage pour tous (qui sera oubliée dans dix ans !). Tu écris aussi : "Nous nous trouvons ainsi complètement ficelés, contraints, contenus par une multitude d'injonctions, de prescriptions, de représentations, de projections, de règles héritées de notre environnement personnel, familial, social, culturel, religieux, qui nous dictent au plus intime de nous-mêmes comment modeler ce sexuel infantile infiniment fantaisiste, qui nous exalte et nous terrifie. Au point que certains prennent parfois ce modelage pour la « norme », ou même la « nature »..."

Ah ! cette nature qui engendrerait une norme ! Derrière ce vocable, on nous ressort les vieilles lunes du patriarcat : c'est naturel et donc normal que l'homme domine la femme. En réalité, "nous construisons tous notre identité sexuée non pas sur la base d'un déterminisme biologique, ou d'une quelconque nature, mais sur la base de ce que nos parents nous disent et de la manière dont ils nous traitent. Sous la forme, en somme, de la croyance." Eh oui, voilà le mot : on est dans la croyance, et la religion n'est pas loin derrière (ce qui explique qu'elles soient toutes opposées officiellement au mariage pour tous, même si des prêtres, pasteurs ont une autre opinion en tant qu'individu), qui nous ressert Adam et Ève, à partir de quoi on a imposé la rigidification et la séparation des sexes, chacun dans son coin, et étant conçus et figés de toute éternité.

Dans les années 50, Simone de Beauvoir nous avait bien dit : "on ne naît pas femme, on le devient" ! Bien entendu, ça m'avait beaucoup impressionné à l'époque, surtout que son argumentation était imparable. Un peu plus tard, Elena Gianini Belotti, dans son bel essai Du côté des petites filles, nous avait démontré à quel point l'éducation fabriquait des filles. Qui la lit encore aujourd'hui ? Même les auteurs pour la jeunesse nous concoctaient dans les années 70 une magnifique Histoire de Julie qui avait une ombre de garçon. À mille lieues des absurdes Martine et Caroline qui inondaient et continuent à polluer kiosques et grandes surfaces. Tout cela est bien oublié aujourd'hui, on est rentré dans l'ordre soi-disant naturel. Pourtant, nous explique Serge Hefez, "les hommes commencent à réaliser que l'émancipation des femmes peut être pour eux un gain identitaire" et, "devenant des pères plus démonstratifs, à l'écoute et moins autoritaires", voilà qui change la paternité. 

N'oublions pas, aussi, que le couple familial traditionnel est battu en brèche par les innombrables combinaisons familiales nouvelles : monoparentales, homoparentales ou recomposées. Est-ce mieux ou pas, la question n'est pas là, c'est un fait, et les faits sont têtus. Et il s'agit de ne pas laisser sur la touche du droit certains enfants sous prétexte qu'ils vivent dans une famille hors norme. Sait-on que jusqu'à la loi nouvelle, les enfants élevés par un couple homosexuel (ils seraient, paraît-il, 50 000 en France), sont censés n'avoir qu'un seul parent, celui qui a adopté. Le compagnon ou la compagne, l'autre parent, (excusez-moi, je ne trouve pas d'autre mot, celui qui élève, qui éduque les enfants, est un parent, même et peut-être surtout s'il ne les a pas faits, cf Panisse dans Marius de Pagnol !) ne peut pas les prendre en charge, en cas de décès du premier. Aux yeux de la loi, il/elle n'existe pas, et les enfants seront confiés aux services sociaux. Rien qu'à ce titre, le mariage pour tous est une bonne chose.

Serge Hefez convoque, à l'appui de son argumentation, tous les grands auteurs, philosophes (Beauvoir, Foucauld, Edith Butler…), psychanalystes (Freud, Lacan…), sociologues (Masters & Johnson, Shere Hite...), médecins, aussi bien que militants du féminisme ou des divers genres sexuels. Il conclut qu'il faut sortir du discours normalisateur – et moralisateur – qui distribue les rôles selon la tradition (un mot d'ailleurs sur ce vocable : ce n'est pas parce qu'une tradition existe qu'il ne faut pas en sortir, à ce compte, on maintiendrait toujours l'esclavage, l'anthropophagie, l'excision, etc., en soi, une tradition n'est pas forcément bonne), sortir de toutes les scories éducatives, culturelles, sociales, religieuses, environnementales. Car la tradition joue un rôle capital dans la construction du masculin et du féminin ; et on pourrait compléter la remarque de Beauvoir : on ne naît ni homme ni femme, on le devient. Voilà donc un livre stimulant pour l'esprit, qui cherche à apaiser les tensions, alors que nos réactionnaires ne font qu’entretenir des différences et les peurs ancestrales. À nous d'accompagner cette évolution de nos sociétés, afin de permettre à chacun, et notamment aux plus opprimés, de vivre plus harmonieusement, d'être acceptés dans leur différence.

Au fond, on se retrouve ici avec la même problématique qu'avec le racisme. La définition des sexes, comme celle des races, a entraîné des rapports de domination et d'exclusion qui n'ont pas favorisé l'apparition d'une société plus soudée et plus fraternelle. Sortons donc de nos concepts et cadres largement issus de l'époque victorienne et qui ne reflètent pas les réalités de la société actuelle. D'ailleurs, certaines sociétés ne se sont pas construites sur ce schéma homme/femme, père/mère mais sur d’autres socles, comme nous le rappellent des anthropologues qu'il cite (Margaret Mead par exemple). Le nouvel ordre sexuel ne plaira pas à tout le monde, c'est certain, surtout à ceux qui sont ancrés dans des certitudes, souvent d'origine religieuse, même pour ceux qui ne croient plus en Dieu depuis longtemps, mais qui restent quand même ancrés dans des croyances figées. Mais pour ceux qui veulent s'ouvrir aux nouvelles réalités, ou essayer de mieux les comprendre, c'est un ouvrage aussi recommandable que le remarquable petit opuscule de Joëlle Randegger, Le mariage dans tous ses ébats, dont je cite une partie de la conclusion : "La déliquescence, je la vois pour ma part, dans la montée de l'égocentrisme, du matérialisme et du fanatisme religieux. Dans l'idolâtrie de l'économie, du pouvoir et de la technique qui engendrent les dérives violentes dont sont encore victimes les plus vulnérables. Mais pas dans ce qui fait alliance, dans ce qui ouvre à l'accueil de personnes méprisées, dans la liberté, l'égalité et la fraternité."

Tout à fait d'accord. Et, quant à ce qui est des relations entre êtres humains, imitez-moi : soyez Norvégiens !

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