Penser
à l'autre, savoir être présent quand il le faut, avoir les mots et
les gestes qu'il faut, faire preuve de constance dans la fidélité,
c'est cela, l'amitié, et c'est rare.
(Tahar
Ben Jelloun, Éloge
de l'amitié)
Nous
sommes dans un petit appartement confortable situé dans une ville
toute en immeubles : Hong Kong. Une vieille dame, Ah Tao, est en
train de préparer la cuisine, d'installer le petit déjeuner de son
maître Roger, un homme mûr, dont nous apprenons assez vite qu'il
est producteur de cinéma très affairé et célibataire. Elle lui
propose du poisson, du riz, des légumes, car il a fait un infarctus
et doit veiller à son alimentation. On comprend rapidement que
des liens d'une nature pour nous presque incongrue unissent ces deux
êtres. Ah Tao a été en quelque sorte adoptée par la famille de
Roger, elle est restée la servante à vie, la seconde mère des
différentes générations d'enfants, dont la plupart ont émigré
aux USA. Seul survivant de la famille à Hong Kong, Roger est profondément attaché à Ah Tao, et celle-ci le lui rend bien. Elle
l'a soigné après son infarctus, veille à son bien-être en prenant
grand soin à son alimentation. On la voit effectuer son marché
quotidien de produits frais qu'elle sélectionne avec grand soin,
connue de tous les commerçants du quartier, qui se moquent
volontiers et discrètement d'elle… Mais un jour, au retour d'un de
ses déplacements, Roger découvre Ah Tao victime à son tour d'un
infarctus : elle est contrainte de devoir s’installer dans une
maison de santé pour se rééduquer. C'est Roger qui déniche une
place dans une maison de retraite dont le propriétaire est un de ses
anciens camarades de jeunesse, qui lui avoue que c'est un marché
juteux, dû au vieillissement de la population. Roger prendra en
charge tous les frais.
La
servante dévouée entre donc dans un mouroir auprès de personnes
souvent bien plus atteintes qu'elle. Elle va peu à peu se rétablir,
visitée fréquemment par Roger, qui passe pour son filleul et qui
veille à ce qu'elle ne manque de rien. Elle sera même la providence
de vieillards moins heureux qu'elle (à qui elle offre de menus
services ou prête de l'argent) ou de patients plus jeunes mais
atteints d'une affection incurable, continuant ainsi au soir de son
existence sa vie faite de dévouement. La famille de Roger, qu'elle
peut joindre aux USA par téléphone ou qui lui rend visite à Hong
Kong, est saisie de respect devant cette vieille servante dont chacun
garde la nostalgie. C'est à cause des nombreux enfants qu'elle a
élevés qu'elle ne s'est pas mariée, alors qu'elle était très
courtisée, notamment par les commerçants.
Finalement,
Roger, que son métier passionne et éloigne souvent, est aussi
solitaire qu'elle. Aussi est-il extraordinairement attentionné,
prévenant, chaque fois qu'il repasse à Hong Kong : leur
relation, toute pudique, est au fond l'union de deux solitudes. Roger
comprend, lui le grand esseulé qui ne s'est pas marié non plus
(très belle scène entre les deux où ils s'expliquent sur leurs
non-mariages : les prétendants pour elle ou prétendantes pour
lui « sentaient le poisson » !), et aimant Ah Tao qui fut
pour lui une mère de substitution, qu'il doit lui offrir une fin de
vie décente, toute en tendresse, en pudeur et en retenue. Et alors,
c'est lui qui se fait serviteur, à la manière d'un Christ lavant
les pieds de ses disciples. Il y a dans le film d'admirables
séquences dans la maison de retraite, sur les regards, les menues
joies et les petites misères, ceci sans aucune mièvrerie, mais sans
refus de la sentimentalité, celle-ci étant simplement maîtrisée
par la retenue de la vision de la réalisatrice, et son humour.
Que
disais-je l'autre jour, à propos du Temps
de l'aventure ?
"un film qui touche l'âme". Eh bien, en voici un autre, ce film chinois, Une vie simple, tout en
élégance, en finesse, un film d'amour à sa manière, qui n'a pas
été sans me rappeler le fabuleux récit, universellement connu, de
Flaubert, Un cœur simple (à lire si vous ne l'avez pas encore lu).
Il est impossible que la réalisatrice Ann Hui n'y ait pas pensé : même thème, la servante au grand cœur et au dévouement sans bornes, toute en amour simple. "Les
joies de notre vie sont les fruits de nos peines",
est-il dit à moment donné dans le film. On ne peut mieux dire.
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