Nous
ne voulons pas libérer l'Humanité. Nous voulons affirmer l'Homme.
(Georges
Darien, L'ennemi
du peuple)
J'ai
été surpris à plusieurs reprises, chez mon médecin traitant, chez
le rhumatologue, et dernièrement, à la clinique où l'on m'a fait
la coloscopie, par les dérangements téléphoniques intempestifs que
subissent ces praticiens dans l'exercice de leurs fonctions. C'en est
incroyable ! Que ne ferment-ils pas leurs téléphones ? Le
patient qui est là est soudain abandonné, parce que le toubib
répond au téléphone, et souvent sans raison vraiment valable,
sinon la peur de perdre des clients à qui on ne répond pas dans
l'immédiateté !
J'ai
eu la réponse à mon étonnement par la secrétaire du service de la
clinique où j'étais patient, quand je suis venu chercher le
courrier que le clinicien adressait à mon médecin traitant. La
pauvre a été dérangée trois fois au téléphone, en un rien de
temps, avant même de pouvoir me donner la fameuse lettre. Elle m'a expliqué que c'était un effet pervers de l'adsl et
du téléphone illimité : puisque les gens ne payent rien hors
de l'abonnement, pourquoi n'abuseraient-ils pas du téléphone ?
Eh bien, c'est simple, ils en abusent, et même ils en surabusent. Elle m'a dit qu'elle était au
bord de la crise de nerfs, avec des personnes qui lui téléphonent
jusqu'à six fois dans la journée ! Pour des broutilles...
Et
voilà, on est bien dans le règne du quantitatif ; moi aussi, j'ai le
téléphone illimité, je pourrais y être pendu du matin au soir,
mais je ne téléphone pas davantage qu'à l'époque où les
communications étaient facturées à la minute, pas moins non plus.
Je n'ai rien changé à mes habitudes, je n'ai aucune envie de
déranger la famille ou les amis, et encore moins mon malheureux
toubib : quand j'ai quelque chose à lui dire, je prends un RV.
Et si c'est urgent, je vais aux urgences... Les malheureux sont
victimes d'un harcèlement téléphonique. Faut-il que les gens
soient déboussolés pour passer leur temps au téléphone, à déranger
l'un, à déranger l'autre !
Je
les vois, quand je vais au cinéma, qui pianotent et regardent
compulsivement leur petit écran téléphonique jusqu'à la dernière
minute avant l'extinction des feux. Mon téléphone prétendument
portable reste à la maison : avis aux amateurs. Je passe devant
les cafés, les couples y sont attablés, que pensez-vous qu'ils
fassent ? Qu'ils se disent des mots d'amour et roucoulent un
brin ? Non, pensez donc, chacun a l’œil plongé sur son
smartphone ou je ne sais pas comment s'appellent ces engins que
j'espère bien ne jamais posséder. Cette addiction – comment appeler autrement cette nouvelle drogue ? – doit être terrible. Elle entraîne
une surveillance de tous les instants de la vie de son ami(e), de son
(ses) enfant(s) et doit être incroyablement stressante. Quand il
(elle, ils) ne répond(ent) pas illico au téléphone ou au texto, l'inquiétude
doit grandir à la vitesse grand V.
Je
lis dans le formidable livre de Christian Garcin, Piero
ou l'équilibre (éd. L'Escampette, dont je salue le superbe travail),
essai sur un peintre italien de la pré-Renaissance : "Il
savait à présent que, comme chacun de nous, il n'avait probablement
jamais habité que l'espace mental qu'il s'était peu à peu
constitué..." Et je pense
aux malheureux gamins d'aujourd'hui, à qui on vole leur enfance, en
leur offrant ces petites merveilles de la technique moderne, et qui y
sont encore plus addicts que nous (que moi surtout !) : comment
vont-ils se constituer un univers mental libre, alors qu'ils sont
assujettis à cet univers de communication infinie et qui n'a plus de
sens. Et je comprends qu'on est entré complètement dans
l'univers de 1984 : contrairement à ce que prévoyait
George Orwell, ce n'est pas le communisme qui nous a imposé cette sorte de Big brother, mais
c'est bel et bien le libéralisme effréné et consumériste. Et alors que
le communisme pouvait s'effondrer – et s'est effondré – je ne
vois aucune parade qui s'annonce.
On
a de formidables outils de communication, et on en fait quoi ?
On emmerde le monde avec – moi aussi d'ailleurs avec mon blog, mais
au moins je n'oblige personne à le lire ! Mais pour communiquer,
il faut avoir un outillage mental, là, on retourne au Moyen âge :
il va y avoir les savants et les riches privilégiés de la culture
et, autour d'eux, les nouveaux analphabètes qui se profilent par
millions, à qui des noms comme Sophocle, Montaigne, Rousseau, Mozart, Renoir, Van Gogh, Carné, Eisenstein, Chaplin, Dickens, Rimbaud, Victor
Hugo et Malraux ne diront rien, quand ils connaîtront sur le bout du
doigt le moindre participant à une émission de téléréalité ou
admireront un terroriste kamikaze, car on ne leur aura rien appris
d'autre à aimer. J'étais sidéré l'autre jour à Poitiers, il y
avait comme une émeute rue des Grandes écoles ; je me suis
dit, « Tiens, un écrivain connu doit être à la librairie. »
J'entre, pas un chat, j'apprends que c'est la venue d'un des héros
de la téléréalité qui vient se faire admirer dans le magasin de
fringues voisin, sous les hurlements et les cris d'adolescent(e)s au
bord de la crise de nerfs – les pompiers ont dû en évacuer
quelques-un(e)s.
Je
suis un dinosaure, un des derniers représentants d'une espèce en
voie de disparition. Comme Georges Darien, je voudrais affirmer l'Homme, mais comment lutter contre cet ensauvagement programmé par les maîtres qui nous gouvernent ?
1 commentaire:
Smartphones make dumb people, disent les anglais (les téléphones intelligents rendent les gens cons).
En fait ce qui se cache derrière la smartphone c'est la privatisation de la mémoire. Pourquoi retenir quoi que ce soit puisqu'on peut avoir instantanément toute la connaissance du monde à portée de main ?
Sauf qu'en réalité ce n'est pas exactement toute la connaissance du monde... Mais celle que veut bien nous renvoyer Google quand on clique sur "rechercher"... Google qui établit des profils de personnalité extrêmement précis afin de pouvoir cibler exactement quelles sont les informations les plus "pertinentes" à vous afficher.
Du coup, plus de hasard, plus de surprise, plus de contradiction... Avec Google, le savoir aseptisé selon vos préférences...
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