lundi 20 mai 2013

20 mai 2013 : vélo et fraternité


Les pères ermites conseillent d'opposer à l'habitude de faire quelque chose l'habitude de ne pas le faire.

(Nicolas Bokov, Dans la rue, à Paris)



Hier, je suis allé voir mon beau-frère et ma belle-sœur à vélo ; mine de rien, ils habitent dans la banlieue éloignée de Bordeaux, à 19,5 km par le trajet que je prends, les boulevards, puis la route de Talence, Gradignan, jusqu'à Cestas. J'ai croisé la horde (on peut bien appeler ainsi ces groupes vociférant, buvant à foison au retour j'ai retrouvé bouteilles, canettes, packs et verres en plastique qui jonchaient le caniveau m'obligeant à slalomer bêlant plutôt que chantant, un chef de chœur leur serait bienvenu, les fausses notes foisonnaient) de supporteurs des rugbymen de Brive et de Pau aux alentours du stade, ce qui m'a pas mal ralenti, car en plus ces braillards occupaient quasiment la moitié du boulevard. C'est pas demain la veille qu'on me verra assister à ce genre de manifestation ! Quelle différence avec le quasi ascétique silence des amateurs de littérature, de théâtre, d'art, de montagne, de marche, de nature et de vélo ! Ils avaient l'air heureux cependant et je me reprochais en n'appréciant pas ces turbulences d'être un petit monstre tel que le stigmatise Louise Michel dans sa nouvelle L'égoïste, incluse dans Le livre du bagne : "Petit monstre seras-tu moins heureux parce que les autres le seront un peu."
http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/1/11/Reiserad-beladen.jpg 
un vélo de cyclotouriste (source Wikipedia)

Passons, on a le droit de ne pas aimer le bruit et les vociférations... Mais ces 39 km de vélo – je n'avais pas accompli une telle distance en un jour depuis l'été dernier – m'ont revigoré. J'ai repensé à mes nombreuses randonnées à vélo : vacances en solo de 1973 (trajet Grenoble – Angers : trois semaines), vacances à deux avec Claire de 1980 (Toulouse – Provence par l'Aveyron, la Lozère, l'Ardèche, Aigues-Mortes et retour à Toulouse : trois semaines) et 1981 (Albi – Sénanque, où nous sommes restés une semaine à l'abbaye pour un stage incroyable sur les Mille et une nuits, et retour : en tout quatre semaines), tour de la Guadeloupe de 1983 en solo (une semaine, je campais sur les plages), une randonnée en solo d'une semaine en retour de vacances dans les Landes en 1990 (Claire m'avait déposé à Barbezieux, Dordogne, Corrèze, Haute-Vienne, Poitiers), en 2007, ma cyclo-lecture de Poitiers jusque dans les Pyrénées-Atlantiques, que suivit pendant l'été un parcours sur le chemin de halage du canal de Brest à Nantes (rando chaque après-midi, pendant que Claire se reposait dans la chambre d'hôte), en 2008 ma cyclo-lecture de Mont de Marsan à Aigues-Mortes, en 2009, une randonnée en Charente-Maritime avec l'ami G. m'a sauvé de la dépression, et fut suivie d'une balade de Montpellier à Voiron en solo, puis par la cyclo-lecture dans le Marais poitevin, en 2010, ma cyclo-lecture dans le Doubs et en 2012, la randonnée avec Mathieu de Toulouse jusque dans les Landes.

Et surtout, comme chaque fois que je fais une balade un peu longue – hier ça faisait 1 h 15 à l'aller (en plus de la cohue des supporteurs, j'ai enduré un fort vent de face), 1 h 05 au retour, et ça faisait longtemps que je n'en avais pas fait plus que quelques km pour aller en ville ou à la gare – j'ai retrouvé l'exaltation mi-physique mi-mentale qui me transporte vers un ailleurs que je ne connais pas. Cette exaltation quasi mystique qui m'avait sublimé lors de la course à pied des 100 km de Millau en 1978, sur le beau parcours étoilé des gorges du Tarn (j'ai fini la course à 4 h du matin) et que j'ai connue également au printemps 2005. Cette année-là, nous préparions avec la troupe de théâtre de Montamisé Un fil à la patte de Feydeau (je jouais Fontanet, l'ami à l'haleine puante). Pendant tout l'hiver, je partais à vélo jusqu'à la piscine et là, on faisait du covoiturage jusqu'au lieu de répétition. Mais une fois l'heure d'été arrivée, comme les répétitions étaient à 20 h et qu'il faisait encore jour, j'ai décidé de faire le trajet (10 km) à vélo, avec un retour dans la nuit vers 22 h 30 : le printemps de cette année-là était magnifique. Sans rien dire à Claire, naturellement ; déjà malade, elle souffrait beaucoup, je n'avais pas à l'inquiéter davantage. Eh bien, ces retours de nuit me donnaient une force inconcevable, et je me sentais beaucoup plus inébranlable pour affronter le mauvais destin – la maladie que la vie nous jouait. Quand, en juin, Claire est venue assister au spectacle, je lui ai avoué la supercherie et elle m'a dit que j'avais bien fait de ne rien lui dire et d'y aller à vélo, puisque ça me faisait du bien et, par voie de conséquence, à elle aussi : elle avait en effet remarqué que j'étais plus dispos à son chevet.

Je n'ai jamais pu faire de vélo en groupe (une randonnée toutefois dans la Brenne avec les amis du groupe vocicélo), quelquefois à deux (avec Claire, avec Mathieu, avec des amis) ; le plus souvent je suis seul. Le sang circule à vélo, comme dans une marche rapide ou le footing, le cerveau est fortement oxygéné, d'où cette sensation d'euphorie exaltée qui nous gagne, mais aussi, comme chaque fois qu'on rentre dans la solitude choisie, l'impression de se trouver, de se découvrir, impression que l'on a sans doute dans les courses en montagne, et bien sûr sur le cargo. Jean-Claude Izzo, dans Les marins perdus, écrit : "C'était ça. Il avait trouvé. Une raison personnelle pour naviguer sur la Méditerranée. — Et c'est quoi votre raison personnelle ? demanda Lalla à Diamantis. — Me trouver, je crois."

Dans cette austère solitude (jamais je n'ai pédalé ni couru avec des écouteurs aux oreilles), "baume pour l'esprit, une médecine capable de libérer le corps de sa soif de mondanité" (Eduardo Rebulla, Cartes du ciel), on se convainc de sa propre existence et aussi de la nécessité de la fraternité. Je n'ai jamais autant ressenti que pendant les 100 km de Millau, pendant mes voyages en cargo, pendant mes longues randonnées à vélo ou pendant mes randonnées en montagne, ce qu'expose magnifiquement Catherine Chalier dans son beau livre La fraternité : un espoir en clair-obscur, le souci de penser aux autres, aux exclus, aux fragiles, aux minoritaires, aux anciens (puisque « vieux » est un mot tabou aujourd'hui !) et à mes morts aussi. Elle écrit : "L'alliance entre les différentes générations expose à cet impératif de fraternité, au souci pour la vie fragile d'autrui, sans attendre de contrepartie." 
Et on se rend compte, grâce à ce remède roboratif qu'est l'exercice physique associé à ce retrait provisoire du monde, que la vie vaut la peine d'être vécue et qu'on est ensuite plus apte à accéder au monde de la fraternité, cette grande oubliée de notre trilogie républicaine.
 

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