Les
pères ermites conseillent d'opposer à l'habitude de faire quelque
chose l'habitude de ne pas le faire.
(Nicolas
Bokov, Dans
la rue, à Paris)
Hier,
je suis allé voir mon beau-frère et ma belle-sœur à vélo ;
mine de rien, ils habitent dans la banlieue éloignée de Bordeaux, à
19,5 km par le trajet que je prends, les boulevards, puis la route de
Talence, Gradignan, jusqu'à Cestas. J'ai croisé la horde (on peut bien appeler ainsi
ces groupes vociférant, buvant à foison – au retour j'ai retrouvé
bouteilles, canettes, packs et verres en plastique qui jonchaient le
caniveau m'obligeant à slalomer – bêlant plutôt que chantant, un
chef de chœur leur serait bienvenu, les fausses notes foisonnaient)
de supporteurs des rugbymen de Brive et de Pau aux alentours du stade, ce qui m'a
pas mal ralenti, car en plus ces braillards occupaient quasiment la moitié du
boulevard. C'est pas demain la veille qu'on me verra assister à ce
genre de manifestation ! Quelle différence avec le quasi ascétique silence des amateurs de
littérature, de théâtre, d'art, de montagne, de marche, de nature
et de vélo ! Ils avaient l'air heureux cependant et je me
reprochais en n'appréciant pas ces turbulences d'être un petit
monstre tel que le stigmatise Louise Michel dans sa nouvelle
L'égoïste,
incluse dans Le
livre du bagne : "Petit
monstre seras-tu moins heureux parce que les autres le seront un
peu."
un vélo de cyclotouriste (source Wikipedia)
un vélo de cyclotouriste (source Wikipedia)
Passons,
on a le droit de ne pas aimer le bruit et les vociférations... Mais
ces 39 km de vélo – je n'avais pas accompli une telle distance en
un jour depuis l'été dernier – m'ont revigoré. J'ai repensé à
mes nombreuses randonnées à vélo : vacances en solo de 1973
(trajet Grenoble – Angers : trois semaines), vacances à deux
avec Claire de 1980 (Toulouse – Provence par l'Aveyron, la Lozère,
l'Ardèche, Aigues-Mortes et retour à Toulouse : trois
semaines) et 1981 (Albi – Sénanque, où nous sommes restés une
semaine à l'abbaye pour un stage incroyable sur les Mille
et une nuits,
et retour : en tout quatre semaines), tour de la Guadeloupe de
1983 en solo (une semaine, je campais sur les plages), une randonnée
en solo d'une semaine en retour de vacances dans les Landes en 1990
(Claire m'avait déposé à Barbezieux, Dordogne, Corrèze, Haute-Vienne, Poitiers),
en 2007, ma cyclo-lecture de Poitiers jusque dans les Pyrénées-Atlantiques, que suivit pendant l'été un parcours sur le chemin de halage du
canal de Brest à Nantes (rando chaque après-midi, pendant que
Claire se reposait dans la chambre d'hôte), en 2008 ma cyclo-lecture
de Mont de Marsan à Aigues-Mortes, en 2009, une randonnée en
Charente-Maritime avec l'ami G. m'a sauvé de la dépression, et fut
suivie d'une balade de Montpellier à Voiron en solo, puis par la
cyclo-lecture dans le Marais poitevin, en 2010, ma cyclo-lecture
dans le Doubs et en 2012, la randonnée avec Mathieu de Toulouse jusque dans les Landes.
Et
surtout, comme chaque fois que je fais une balade un peu longue – hier ça faisait 1 h 15 à l'aller (en plus de la cohue des
supporteurs, j'ai enduré un fort vent de face), 1 h 05 au retour, et
ça faisait longtemps que je n'en avais pas fait plus que
quelques km pour aller en ville ou à la gare – j'ai retrouvé
l'exaltation mi-physique mi-mentale qui me transporte vers un
ailleurs que je ne connais pas. Cette exaltation quasi mystique qui
m'avait sublimé lors de la course à pied des 100 km de Millau en
1978, sur le beau parcours étoilé des gorges du Tarn (j'ai fini la
course à 4 h du matin) et que j'ai connue également au printemps
2005. Cette année-là, nous préparions avec la troupe de théâtre
de Montamisé
Un fil à la patte
de Feydeau (je jouais Fontanet, l'ami à l'haleine puante). Pendant
tout l'hiver, je partais à vélo jusqu'à la piscine et là, on
faisait du covoiturage jusqu'au lieu de répétition. Mais une fois l'heure d'été arrivée, comme
les répétitions étaient à 20 h et qu'il faisait encore jour, j'ai
décidé de faire le trajet (10 km) à vélo, avec un retour dans la
nuit vers 22 h 30 : le printemps de cette année-là était
magnifique. Sans rien dire à Claire, naturellement ; déjà
malade, elle souffrait beaucoup, je n'avais pas à l'inquiéter
davantage. Eh bien, ces retours de nuit me donnaient une force
inconcevable, et je me sentais beaucoup plus inébranlable pour
affronter le mauvais destin – la maladie – que la vie nous jouait. Quand, en juin,
Claire est venue assister au spectacle, je lui ai avoué la
supercherie et elle m'a dit que j'avais bien fait de ne rien lui dire et
d'y aller à vélo, puisque ça me faisait du bien et, par voie de
conséquence, à elle aussi : elle avait en effet remarqué que j'étais plus dispos à son chevet.
Je
n'ai jamais pu faire de vélo en groupe (une randonnée toutefois
dans la Brenne avec les amis du groupe vocicélo), quelquefois à
deux (avec Claire, avec Mathieu, avec des amis) ; le plus
souvent je suis seul. Le sang circule à vélo, comme dans une marche
rapide ou le footing, le cerveau est fortement oxygéné, d'où cette
sensation d'euphorie exaltée qui nous gagne, mais aussi, comme
chaque fois qu'on rentre dans la solitude choisie, l'impression de se
trouver, de se découvrir, impression que l'on a sans doute dans les
courses en montagne, et bien sûr sur le cargo. Jean-Claude
Izzo, dans Les
marins perdus,
écrit : "C'était
ça. Il avait trouvé. Une raison personnelle pour naviguer sur la
Méditerranée. — Et c'est quoi votre raison personnelle ? demanda
Lalla à Diamantis. — Me trouver, je crois."
Dans
cette austère solitude (jamais je n'ai pédalé ni couru avec des
écouteurs aux oreilles), "baume
pour l'esprit, une médecine capable de libérer le corps de sa soif
de mondanité"
(Eduardo
Rebulla, Cartes
du ciel),
on se convainc de sa propre existence et aussi de la nécessité de
la fraternité. Je n'ai jamais autant ressenti que pendant les 100 km
de Millau, pendant mes voyages en cargo, pendant mes longues
randonnées à vélo ou pendant mes randonnées en montagne, ce qu'expose magnifiquement Catherine Chalier dans son beau livre La
fraternité : un espoir en clair-obscur,
le souci de penser aux autres, aux exclus, aux fragiles, aux minoritaires, aux
anciens (puisque « vieux » est un mot tabou aujourd'hui
!) et à mes morts aussi. Elle
écrit : "L'alliance
entre les différentes générations expose à cet impératif de
fraternité, au souci pour la vie fragile d'autrui, sans attendre de
contrepartie."
Et on se rend compte, grâce à ce remède roboratif qu'est
l'exercice physique associé à ce retrait provisoire du monde, que
la vie vaut la peine d'être vécue et qu'on est ensuite plus apte à
accéder au monde de la fraternité, cette grande oubliée de notre
trilogie républicaine.
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