Il
savait à présent que, comme chacun de nous, il n'avait probablement
jamais habité que l'espace mental qu'il s'était peu à peu
constitué...
(
Christian Garcin, Piero
ou l'équilibre)
Je
rentre de Poitiers, la voiture réparée – je ne me voyais pas
revenir sur la N 10 sans mes clignotants, on passe son temps à
dépasser des camions, et il faut bien à la fois les prévenir et le
signaler aux voitures derrière nous aussi. J'ai donc vu tout mon
petit monde poitevin (enfin, une partie seulement, car il me faudrait
plus de deux jours pour faire le tour de mes amis et connaissances).
Et,
je ne sais pourquoi, j'ai cogité presque tout le temps sur le manque
d'amour de notre monde contemporain. On n'a jamais autant parlé de
sexe et aussi peu d'amour, comme si l'amour se réduisait à une
petite portion de notre anatomie, comme si on oubliait d'y adjoindre
le cœur, et ce que j'appelle, faute de mieux, l'âme – et si on oubliait ce que
l'on peut donner aux autres, et qui n'a rien de sexuel, l'attention,
le sourire, la parole, le toucher (je me souviens que Maman me disait
qu'elle faisait venir sa coiffeuse à domicile dans les derniers
temps de sa vie, « parce que plus personne ne me touche »),
le silence aussi, un peu d'affection et de tendresse (qui nous pèsent
si peu à donner, mais qui apportent tant à ceux qui en sont privés), un
instant de temps suspendu et d'abandon de soi.
Ça
m'a terriblement frappé, alors même que je rendais visite à mes
vieux amis, Georges (94 ans) et Odile (88 ans), tous deux extrêmement
esseulés, et pas beaucoup visités, à qui je manque terriblement
(c'est du moins ce qu'ils me disent, on ne se connaît pourtant que depuis une
dizaine d'années, mais nous nous sommes peu à peu apprivoisés mutuellement,
faisant nôtre la parole du renard au petit prince de Saint-Exupéry :
"si
tu m'apprivoises, nous aurons besoin l'un de l'autre") ;
je viens cependant les voir deux fois par mois, entretemps je leur
téléphone, ou leur écris ou leur envoie des poèmes. Georges et
Odile m'offrent leurs souvenirs et leur chaleur d'anciens, je parle avec eux de mon enfance et
de mon extraordinaire grand-mère maternelle, qui m'a élevé et qui
m'a rendu tel que je suis, essayant comme elle d'être attentif aux
autres.
Ça
m'a peut-être encore plus frappé, alors que je retrouvais un autre ami, Igor (bien plus jeune, 41 ans cette année, mais dans un état de
délabrement physique extrême – presque à demi-mort quand je l'ai
retrouvé hier au soir, et ressuscité ce matin, toujours très
délabré, mais il avait retrouvé des couleurs, de l'allant, je l'ai amené à la
gare en voiture, car je ne le pensais pas capable de faire un km à
pied jusque-là, même en le soutenant – et dans un état de
dénuement mental et de carence affective comme j'en ai peu vus, ce
qui explique, en partie, son corps qui se délite). Le seul fait de
m'avoir vu – pour des raisons diverses, et en particulier parce
qu'il était absent de Poitiers lors de mes plus récents passages, je ne
l'avais pas revu depuis mon départ sur le cargo – de lui avoir aussi montré sur l'ordinateur que j'avais porté des images et
des petits films de mon voyage, de constater que je ne l'avais pas
oublié, lui a fait reprendre des forces. Et alors qu'hier il se
demandait s'il serait capable d'aller à Saint-Nazaire (car jusqu'à Nantes, puis train,
il avait ses billets pour aujourd'hui, retour le 31 mai),
interrogation que je partageais aussi tant il marchait avec difficulté,
comme un petit vieux, ce matin, il avait une mine réjouie, car il
avait retrouvé un lien (apprivoiser signifie « créer des
liens », d'après Saint-Ex).
J'ai
donc fait du bien à tous les trois – et par là, à moi-même. Car
je ne peux que me réjouir de contribuer aux petits bonheurs
d'autrui. Finalement, facebook et tout ça, c'est bien beau, mais ce
n'est pas un vrai réseau de liens (qu'est-ce que ça peut bien
vouloir dire, avoir 800 amis sur facebook, quand on n'en a pas un
seul dans la vie ?), ces liens qui ne se tissent que dans la
vie réelle, la rencontre, le regard, l'échange, la parole, le partage, la lenteur
aussi. Et je reviens à mon interrogation première, le manque
d'amour dans notre monde actuel. Il vient aussi de ça : la vitesse,
l'immédiateté, il n'y a plus rien d'autre qui compte. Alors que
l'amour, l'amitié, la relation humaine, ça se construit peu à peu. Il nous faut laisser
le temps de l'apprivoisement. "Nos
fiançailles furent un temps heureux, de projets, de résolutions, de
réflexions. Nous avions beaucoup à nous dire, beaucoup de plans à
faire, de décisions à prendre, pour le travail, le logement, les
enfants, pour l'adaptation aussi de nos caractères. – Dis-moi mes
défauts, lui demandais-je, que je m'en corrige, et que nous vivions
heureux",
rapporte le héros de Pêcheurs
d'hommes,
que je lisais la semaine dernière. Ça fera sourire aujourd'hui,
comme Le
petit prince
peut porter à sourire. Mais c'est du sourire qui fait du bien, du
sourire constructeur, du sourire attentionné, du sourire de fraternité, du sourire d'amour.
Ce temps de construction de la relation, on
l'oublie trop souvent aujourd'hui, dans notre monde tout de
précipitation.
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