Là
où il n'y a plus rien à désirer, la plénitude oppresse.
(Hermann
von Keyserling, Journal
de voyage d'un philosophe)
Après
dix jours sans cinéma, il me fut fort agréable d'en reprendre le
chemin à Grenoble, samedi dernier, ne serait-ce que pour échapper à
la pluie glaçante. Jérôme Bonnell me proposait son dernier film
(et le premier que je voie), Le
temps de l'aventure,
avec en particulier Emmanuelle Devos, cette singulière actrice au
visage si étrange, cette actrice qui me fascine. Je n'ai en rien regretté d'avoir pénétré dans
la salle obscure, il y avait assez longtemps que je n'avais pas vu un
aussi beau film sur l'amour, ou plutôt sur la naissance de l'amour.
Un film de regards donc, d'attente, de possible, d'impatience, de
tentation...
Calais :
dans un théâtre, on répète une scène d'une pièce d’Ibsen (ce
que j'ai vu au générique de fin, car je ne connaissais pas cette
pièce, dont j'ai déjà oublié le titre). Alix se prépare à
entrer en scène. Puis, on sent qu'elle est pressée de partir, on
l'attend à Paris, où elle doit passer un casting pour un futur
film. Elle prend donc le TGV. Mais voilà que dans le train, entre
deux somnolences ou relectures de son texte, elle croise à plusieurs reprises le regard
d'un homme, qui se révèle être un Anglais (Gabriel Byrne). Il a
l'air sérieux, presque triste, il la regarde aussi. Juste avant de quitter le train, il lui demande où se trouve l'église Sainte Clotilde et comment
il faut s'y rendre. Alix commence à lui répondre, mais un autre voyageur
s'empresse de donner avec force détails le renseignement. Le casting se révèle un
exercice un peu vain pour Alix, elle se juge mauvaise. Sans trop se poser de
questions, – et aussi du fait que son compagnon, Antoine, qu'elle a cherché à joindre au
téléphone, n'a pas jugé bon de répondre à ses angoisses sur
l'avenir de leur couple – elle décide brusquement d'essayer de revoir
le mystérieux homme du train, et se dirige vers l'église Sainte
Clotilde. Il est bien là, il assiste à un enterrement.
À
partir de ce moment, Alix n'aura de cesse de suivre l'Anglais (même
si elle ose lui dire : « Je ne t'ai pas suivi, je t'ai
trouvé »), parce qu'elle pressent, et d'autant plus que le
téléphone portable de son compagnon sonne toujours sur répondeur,
qu'elle est dans un de ces jours de grâce irréelle, un de ces jours rares et
fragiles où il se passe quelque chose d'inattendu, d'inouï, dans
l'existence. Comme sur la scène d'un théâtre où seul le temps
présent compte, ce présent si précieux quand il se passe quelque
chose. Et peu à peu, elle se laisse aller à jouer de l'audace,
c'est elle qui, dans l'exaltation, va au-devant de ce présent pour
le construire. Et peut-être jouer le rôle de sa vie. Tout en
silence, en regards, en interrogations, en pas suspendus. Elle n'a
qu'un jour à passer à Paris, elle doit rejouer le soir à Calais,
c'est la fête de la musique, elle sent que le temps s'est en quelque
sorte arrêté. Elle n'a plus de batterie dans son téléphone
portable, sa carte bleue refuse de marcher (elle a trop tiré sur le
découvert autorisé), bref, délivrée de ces contraintes-là, elle
redécouvre l'essentiel : ne pas passer à côté de l'événement. De
cette rencontre improbable, incertaine, qui va peut-être – ou pas
– changer le cours de sa vie.
Je
n'ai pas pu, bien sûr, ne pas repenser au beau film de David Lean,
Brève
rencontre,
que j'ai revu en 2011 au Festival de La Rochelle, où deux êtres se rencontrent fortuitement et vivent en quelques heures une passion déchirante, bien que non consommée. Notre film est
pareillement un petit bijou de sensibilité, de nuances, d'espérance,
d'amour pour tout dire, et sans la moindre mièvrerie. Et de plus,
avec un humour ravageur apporté par les autres personnages (la sœur
d'Alix qui, justement, ne se met pas dans la disponibilité de vivre, ou l'ami de la morte).
Ce qui fait que la tension de cette passion rapide, brève, sans
doute éphémère, s'apaise dès qu'on s'écarte un
peu du seul présent des deux protagonistes quand ils sont ensemble.
Subtile et mélancolique réflexion sur la vie qui va, sur « qu'est-ce
qu'une rencontre ? », sur le bonheur et le théâtre, sur la liberté et
le désir, sur la déprogrammation du quotidien et de ses
contraintes, Le
temps de l'aventure est
un film enchanté, solaire, un peu comme les films de Demy. « Ô
temps, suspends ton vol », pourrait-on dire en sortant après
avoir vu ce qui peut passer pour une parenthèse dans la vie d'Alix.
L'émotion est nourrie par les regards, les silences, les sensations,
la félicité qui émane des deux personnages, que le film distille
savamment. Le
temps de l'aventure touche
l'âme. C'est rare, aujourd'hui.
Je
suis sorti heureux, me disant que tout était possible. C'est l'art,
peut-être, du cinéma. "Nous
ne demandons pas à être éternels, mais à ne pas voir les actes et
les choses tout à coup perdre leur sens",
écrivait Antoine de Saint-Exupéry, dans Vol
de nuit. Oui, il est bon de saisir dans l'éphémère, dans la brève rencontre,
dans l'absence du poids de l'attachement, le sens de l'éternité.
"Il
faut laisser l'être aimé s'en aller. Admettre que les racines
plantées dans son cœur deviennent des ailes qui l'éloignent. On
perd plus sûrement ceux que l'on enchaîne",
nous dit à ce sujet Blanche de Richemont dans Éloge
du désir,
qui pourrait être le titre du film.
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