Tout ce que j‘aurai, je n‘en ferai ni économie sordide, ni gaspillage. Rien ne me paraîtra mieux en ma possession que ce que j‘aurai donné à bon escient. Je n‘évaluerai les bienfaits ni au nombre, ni au poids, mais uniquement d‘après l’estime que j‘aurai pour le bénéficiaire.
(Sénèque, De la vie heureuse)
Me voici revenu de Noirmoutier. Connaissez-vous La maison des petits bonheurs, le joli roman pour enfants de Colette Vivier ? Isabelle Jan, mon professeur de littérature enfantine à l'École nationale supérieure des bibliothèques, me l'a fait découvrir. Je l'ai lu deux fois, l'avais fait lire à Claire, ça reste un de mes romans préférés, parce qu'il donne une idée justement de ces petits bonheurs que chantait Félix Leclerc (je l'ai aussi entendu chanter par Dalida), et qui enchantent la vie, ces petites choses simples et infimes, un parfum, une caresse, une parole, une musique, une promenade, un baiser, une main qui se tend, un don inattendu, un sourire... Et l'héroïne s'appelle Aline, comme celle du roman éponyme de Ramuz, un de ses plus beaux, d'une simplicité biblique.
Pourquoi ce titre de roman m'est-il revenu en tête ? Tout simplement parce que c'est ainsi que je pourrais désormais nommer la maison de Noirmoutier. Oh ! elle ne paye pas de mine, elle est humble, modeste, d'un confort sommaire, bien suffisant d'ailleurs pour des vacances, mais elle laisse des souvenirs qui, eux, sont simples également, mais merveilleux. C'est un don qu'une telle maison, et j'en remercie ceux qui me la prêtent du fond du cœur.
Quels petits bonheurs y ai-je trouvés cette fois ?
Tout d'abord, le silence. Je n'avais emporté ni radio ni disques, je voulais retrouver l'état d'esprit de l'an passé, et j'ai donc en silence réédité nos dernières promenades dans le vent, nos lectures (j'y ai lu les mêmes auteurs nordiques, auxquels j'ai ajouté Sénèque, Virginia Woolf et les Suisses Ramuz et Stéphanie Corinna Bille), nos petites découvertes (champignons, arbouses, cailloux sur la plage), et même des balades nocturnes (il y eut un soir où la lumière inondait la nuit), comme on en faisait autrefois. Mais ce silence était habité par les souvenirs heureux, ceux que procure la détente des vacances loin de chez soi. Et nous étions venus souvent, ces dix dernières années !
Ensuite les petites joies de l'amitié. Car on est venu me voir. On a peur de laisser Robinson tout seul ! Bernard et Chantal, de Limoges, d'abord, grâce à qui j'ai pu lancer la tondeuse à gazon (je suis toujours aussi maladroit avec ces engins, la fois précédente, le cordon qui sert à lancer le moteur m'était resté dans les mains !) et dégager l'excès d'herbes. Christine, de Vannes, ensuite, vieille habituée de Noirmoutier, qui était déjà venue l'an passé à la même époque, et avec qui j'ai fait de nouveau une mémorable cueillette de lactaires délicieux, et longuement évoqué le souvenir de Claire : nous nous connaissons depuis 1982, une amitié sans faille donc. Enfin, de Poitiers, Gilles et Sébastien m'ont heureusement surpris dans mon repaire, et ont donc sous ma houlette découvert un peu l'île, à vélo, à pied et en voiture... L'amitié délivre de ces joies ineffables. Tous ont eu droit à une petite lecture de ma part. Car ça aussi fait partie de mes petits bonheurs (j'ose espérer qu'elles en ont été pour eux aussi !).
Les petits bonheurs du vélo : eh oui, Pégase était de la partie. Avec lui, je suis allé jusque sur le continent, deux fois sur le Gois (vous savez, la route qui n'est dégagée qu'à marée basse, deux fois par jour), plusieurs fois consulter mes méls à la bibliothèque municipale de La Guérinière (avant que Gilles qui a l'œil ne me fasse apercevoir en fin de séjour qu'il y avait des points d'accès wifi auxquels je pouvais accéder puisque j'avais mon petit ultraportable), et faire toutes mes petites courses quotidiennes en prenant comme toujours le chemin des écoliers (qui fait partie des petits bonheurs !) ou tout simplement me promener sans aucun but. Et qui sait, combattre mes Chimères ?
Enfin, les petites joies de la lecture et de l'écriture. Oui, j'ai beaucoup lu (je n'avais pas toutes les diversions que je trouve ici), oui, j'ai énormément écrit, quelques poèmes et bribes de roman (oh là là, bien mauvais, tout ça !), et surtout une abondante correspondance, lettres et cartes postales. J'espère n'avoir pas trop assommé mes correspondant(e)s. Si je leur dis seulement le plaisir que je prends à leur envoyer quelques mots (comme on jette une bouteille à la mer), ces mots qui me servent tout autant à donner des nouvelles qu'à tenter de cerner mon identité, je pense qu'ils (elles) me pardonneront parfois ces excès, voire les méchants poèmes qui ont parfois accompagné les nouvelles !
Et puis, il y a l'île. Un peu comme il y a un mois dans le Marais poitevin, je suis redevenu un Robinson qui découvrait la solitude (Noirmoutier m'a paru encore plus déserte que l'an passé, je faisais cinq kilomètres à vélo sans croiser une voiture !), le silence, la méditation, et peut-être cet étrange individu qui s'appelle Jean-Pierre et qui pourtant ressemble étrangement à Vendredi, tant le dédoublement de personnalité est ici flagrant : dans la maison des petits bonheurs, on expérimente un peu la vie sauvage (j'ai encore glané, ramassé des champignons et des arbouses, cueilli quelques huîtres), et on n'a guère envie de retrouver la civilisation. On regrette presque qu'il y ait un pont, on voudrait que l'île flotte et se détache du continent : mais n'est-ce pas bientôt que je vais me détacher du continent, avec mon fameux voyage en cargo ? Et au fond, ne suis-je pas à moi seul un continent, comme le personnage d'Henri-Pierre Roché et de François Truffaut ? Il ne me manque que les deux Anglaises (le fantasme bien masculin du trio) !
Bref, je suis revenu à Poitiers à reculons. Deux fois d'ailleurs, puisque j'ai interrompu mon séjour au milieu. Et les deux fois, ce fut en faisant escale pour une soirée : la première fois aux Sables d'Olonne, chez Pierre et Marthe, la deuxième à Angoulins-sur-mer, chez Marc et Yolande. Ainsi le retour fut supportable, et même très beau, dans la chaleur de l'amitié et du pain partagés.
Et, à peine arrivé, j'apprends la polémique au sujet des propos de Marie Ndiaye (dont j'avais acheté le livre à sa parution) : il se trouve qu'elle est noire et qu'elle réalise mieux que la plupart de nous la monstruosité d'un pays où un noir subit des contrôle d'identité six fois plus souvent qu'un blanc (et un maghrébin, c'est huit fois plus !). Décidément, la police soi-disant républicaine n'a guère changé depuis Vichy : je lis en ce moment le Journal d'Hélène Berr (éd. du Seuil), et j'en suis à l'arrestation de son père par la police française, parce qu'il avait seulement agrafé, et non pas cousu, ce qu'Hélène appelle l'insigne, c'est-à-dire la fameuse étoile jaune. Direction Drancy, puis les camps, puis la mort. Remarquons que l'avantage des noirs et des maghrébins, c'est qu'ils n'ont pas besoin de coudre une étoile. La police peut les repérer sans ça ! Bref, je lis aujourd'hui que Marie Ndiaye persiste et signe. Je signe aussi, des deux mains, non mais !
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