je
viens puiser ce que j’ignore
(François
Emmanuel, La lente mue des
paysages,
La Renaissance du livre, 2004)
Extraits
de mon journal de bord :
Dimanche
18 janvier : La houle importante de l’Atlantique Nord nous
ralentit. Ça bouge beaucoup de la poupe à la proue et de bâbord à
tribord.
Lundi
19 janvier : Le temps est grisonnant, comme ma chevelure. À
propos de ce cargo-ci, nous sommes logés au niveau 5 (deck E), et la
salle à manger est au niveau 2 (deck B), ce qui fait seulement trois
étages d'écart, donc nettement moins que sur le Lutetia,
où il y avait cinq étages d'écart.
l'escalier intérieur : 97 marches
Jeudi
22 janvier : le temps se remet au beau. Avec le roulis actuel,
la gîte est énorme, on penche d'au moins 15° et marcher dans les
coursives est une épreuve parfois.
Vendredi
23 janvier : Je
serai le plus jeune passager de tout le parcours... Ce qui ne me
rajeunit pas pour autant. "Je
ne crois pas qu'on vieillisse, je crois qu'on se modifie, à jamais,
face au soleil"
(Virginia
Woolf).
Jeudi
5 février : Aperçu
à l'avant des myriades de poissons volants : décidément, ils
préfèrent le soleil, à moins qu'on ne les distingue mieux. En
effet, leurs reflets d'arc-en-ciel brillent plus fortement. J'en ai
vu qui volaient sur une bonne cinquantaine
de mètres. Je redeviens enfant quand je les vois, émerveillé comme
si c'était nouveau !
Vendredi
6 février : je suis descendu cette
nuit à
4 h faire dix
km à vélo. Ça fait tout drôle d'être seul dans la nuit sur cet
immense vaisseau. Je n'ai évidemment pas pris l'ascenseur pour ne
pas faire de bruit (d'ailleurs, c'est interdit, en principe de 22 h à
6 h) et j'avais
l'impression d'être le survivant d'un vaisseau fantôme.
[après-midi] :
promenade
digestive jusqu'à la proue où j'ai laissé le soleil et le vent me
caresser amoureusement. Chemin faisant, j'ai croisé plusieurs
Philippins, l'Indien aussi, postés sur le pont ou à-demi dissimulés
entre les conteneurs, dans leurs combinaisons de travail bleu foncé
aux armes de la compagnie, parfois casqués ou masqués par des
lunettes de travail, en train de peindre, de poncer, de souder, de
taper, de resserrer, de graisser, de nettoyer... Tous à qui je
sourie, tends la main quand c'est possible – tout cela ne me
coûtant rien, mais je sais que ça leur fait plaisir, rien qu'à les
voir souriant à leur tour, contents de me voir.
le pont : promenade quotidienne de 400 mètres
Jeudi
12 février : Parlons
un peu des nouveaux de l'équipage : le commandant, l'Ukrainien
Vitali, très sportif, se balade toujours en short (une première
pour moi), et tranche sur les autres commandants que j'ai connus en
menant les conversations à table. Le chef ingénieur, Alexander,
Ukrainien également et moustachu, nous fait beaucoup rire par ses
apparitions au petit déjeuner
en short retenu par des bretelles, il ne lui manque qu'un chapeau à
plumes pour faire tyrolien. Quant à l'assistant électricien,
Alexeï, il est Russe de Saint-Petersbourg, et un peu déphasé au
milieu de tous ces Ukrainiens. Mais de temps en temps, la
conversation générale se fait en russe.
Mercredi
25 février : En vieux routier des cargos – douze années !
– Bruno nous tuyaute sur les insuffisances de celui-ci :
aucune consigne ne nous est donnée, ni sur la sécurité (ce qui
m'avait étonné), ni sur les arrivées et départs des ports, etc.
Lors d'un de ses voyages, il a même fait tous les quarts à la
passerelle pendant une semaine chacun. Donc six semaines de quart. Il
confirme que le quart le plus difficile est celui du second, 4-8 h et
16-20 h. ce qui explique que les seconds fument comme des pompiers,
pour tenir le coup. C'était le cas de Lucian sur le Lutetia,
c'est celui de Sergueï ici.
la passerelle de commandement :
derrière la banque en bois se tient l'officier de quart qui note le point sur le livre de bord (log-book)
Vendredi
27 février : on se sent chétif et misérable devant
l'immensité de la mer, la puissance éventuelle des vagues et des
vents de tempête, la lumière étincelante du soleil, la chaleur
écrasante de l'équateur, les infinitudes de l'horizon.
Dimanche
8 mars : Temps très agréable, encore frais. On a la surprise
de voir le soleil au nord, normal, puisqu'on
est dans l'hémisphère sud.
Jeudi
12 mars : Je
suis allé chez Donnie pour lui donner sa leçon de français ;
mine de rien, il progresse un peu, même si je ne suis pas un
excellent professeur. Mais à raison de deux ou trois leçons de
français par semaine, il va acquérir un minimum de vocabulaire
courant, commencer à prononcer les mots difficiles : Monsieur,
chaussures, par exemple.
Samedi
14 mars : La
minute la plus longue, ou l’heure la plus courte ? J'ai filmé
le changement d'heure, quand nous sommes passés de 13 à 14 h tout à
l'heure. Franchement, soixante secondes – c'est-à-dire une minute
– c'est interminable ! Mais si on réfléchit que l'aiguille
des minutes a fait le tour complet du cadran, on se dit que l'heure a
été bien courte.
Dimanche
22 mars : Ce qui me
frappe dans ce sommeil du cargo, c'est à la fois sa densité, celle
des rêves, et l'intensité de veille des
périodes
d'insomnie, tout autant que leur
durée. J'y suis vraiment dans un état second, l'esprit extrêmement
clair, concentré,
capable
de lire des auteurs qui m'auraient paru difficiles en d'autres temps,
comme Montaigne, Proust et Woolf. Et je joue au fantôme !
découverte du fantôme du cargo : la salle des petites machines
(fabrication de l'air pulsé dans les parties habitables du château)
Samedi
28 mars : J'ai
fait un tour du pont – température effectivement frisquette, mais
j'avais enfilé ma veste de survêtement – suivi de quelques
exercices en salle de sport. À bâbord, les vagues jaillissent haut,
inondant quelque peu le pont. Vu à tribord les vagues s'iriser
d'arc-en-ciel. Et j'ai soudain pris conscience qu'il ne me reste plus
que quinze jours de voyage […]
Je ne sais pas si notre voyage à nous nous permet de nous
débarrasser de « l'influence de la civilisation » !
Ce qui est sûr, c'est qu'il nous incite au dépouillement, à la vie
simple, à la tranquillité aussi.
Dimanche
5 avril : J'ai fait le tour complet du pont, il est mouillé, il
a dû pleuvoir cette nuit. J'ai fait bien attention à ne pas
glisser, peu sûr d'avoir l'autorisation d'y aller, que je n'ai
d'ailleurs nullement demandée. Le temps est gris, nous sommes sous
des nuages brumeux.
au bout du tour du pont : la proue, occasion de croiser des matelots
Mardi
7 avril : la télévision, nouvel opium du peuple. Comme on le
voit ici, sur ce cargo, avec cette nouveauté depuis Philadelphie
d'une télévision érigée, imposée, dans la salle à manger du
mess, comme si l'obligation de regarder le poste de télévision
devenait une forme d'existence incontournable, et primait sur le
plaisir de la convivialité des repas et de la conversation,
véritable addiction qui étonne de la part de gens – les officiers
– qui ont fait des études, tout de même. Il est vrai que beaucoup
d'usagers des drogues, « douces » ou dures, sont aussi
issus des classes éduquées.
Jeudi
9 avril : Le
navire ouvre sa marche en repoussant de ses épaules nues des
écharpes d’écume blanche qui finissent par une longue traîne
d’un beau vert strié de blanc : les noces de l’humanité et de
la mer sont là, et je me sens réjoui chaque fois que je fais le
tour du pont, d’y assister avec une joie renouvelée. […]
pas si évident de créer des liens un peu forts, proches de
l’amitié, en tout cas d’une affection solide, dans un milieu
aussi clos, où ça peut passer pour des amitiés « particulières »
et donner lieu à ricanements imbéciles.
le canot de sauvetage : sans test, aurions-nous été capables d'y aller ?
Samedi
11 avril : C'est ce qu'il y a de bien dans ce type de voyage :
le temps libre est si important qu'on peut se consacrer à une tâche
sans être dispersé par les contraintes familiales, la télévision,
le téléphone, internet, etc... Et les rencontres que l'on fait :
les passagers, avec qui se crée forcément une sorte d'intimité, vu
la longueur du temps que l'on passe ensemble ; l'équipage, plus
ou moins disposé à l'ouverture, ici nettement plus évidente du
côté des Philippins que des Européens. Rien à voir avec un voyage
qu'on fait avec des amis, ou même en famille, où le
plus
souvent on reste entre soi.
debout sur la plate-forme de la proue, j'observe le bulbe qui émerge
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