Entre
tant de merveilles du monde, la grande merveille, c'est l'homme. Il
parcourt la mer qui moutonne quand la tempête souffle du sud, il
passe au creux des houles mugissantes.
(Sophocle,
Antigone,
trad. Robert Pignarre, Flammarion, 1994)
Bruno et Jean-Guy devant la bibliothèque de Lyttelton
Si,
comme je le crois, la vie est un songe dans lequel le monde est une
scène de théâtre où se joue la comédie humaine, un microcosme
tel qu'un cargo est tout à fait le lieu où l'on peut observer de
près l'homme (=
l'être
humain, non
le mâle).
Si,
comme moi, on reste longtemps sur le même cargo –
quatre-vingt-onze jours tout
de même, ça oblige
à entrer dans cette comédie
–
il finit par se créer une sorte d'intimité. Sans
doute, pas plus là qu'ailleurs, on ne peut prétendre connaître
réellement les autres. La barrière des langues reste également un
obstacle : baragouiner un anglais sommaire n'aide pas à aller
bien loin. Pourtant...
Darvin et Ronald sur la proue
il
y avait sur le navire trois catégories d'hommes : l'équipage
européen (officiers et techniciens supérieurs), comprenant six
personnes, de nationalité ukrainienne (5) et russe (1) ;
l'équipage asiatique (officiers et techniciens complémentaires,
hommes de pont et de machines, cuisinier et messman), seize personnes
de nationalité philippine (15) et indienne (1) ; les passagers,
français (3, j'ai été le seul à faire la boucle complète, René
est descendu à Sidney après 44 jours, remplacé par Bruno pour
les 47 jours suivants),
québécois (1, monté à New York et descendu à Philadelphie, 66
jours à bord) et une Américaine montée au dernier moment à
Tilbury et que je n'ai fait qu'entrevoir, puisque je suis descendu
deux jours plus tard.
Pendant la pose du câble, Sergueï, le second et au fond, le bosco Ioïdjle
Les
Européens sont restés très distants ; c'est la première fois
que je fais un voyage en cargo sans qu'il y ait un pot du commandant,
par exemple. Il a fallu réclamer pour avoir une visite du cargo
(nous avons été guidés par le 3e
officier, le sympathique Rafael, un des plus jeunes Philippins du
bord), et
on n'a pas été
autorisé à
voir
la salle des machines (que
j'avais visitée
tant en 2010 lors du trajet vers la Guadeloupe qu'en 2013 sur la
cargo allemand en route vers l'Amérique du sud). De
même, il fallait réclamer pour avoir les informations les plus
élémentaires : jours et heures d'arrivée et de départ dans
les différents ports, par exemple (là encore, Rafael fut notre
secours). Ils n'ont pas participé au barbecue organisé sur la
poupe, où nous sommes restés avec le reste de l'équipage. Enfin,
les conversations avec eux ont été très limitées ; j'ai mis
ça sur le compte des événements d'Ukraine qui devaient les
turlupiner ou les angoisser, selon les bribes qu'on pouvait entendre
à table, où ils parlaient en russe ou en ukrainien.
pose du câble : les équilibristes philippins sur la grue et dans la nacelle
L'équipage
asiatique, lui, a été parfait. Il a pourtant, d'après les
conversations que nous avons pu avoir, souffert de la condescendance,
voire du mépris, dans lesquels le tenait l'équipage
est-européen. Mais aussi bien les Philippins que l'unique Indien
nous ont chaleureusement accueilli et, en retour, nous nous sommes
efforcés de les comprendre, de leur apporter un peu d'amitié. Il
faut savoir que leurs contrats d'embarquement sont longs (en général
d'environ neuf mois, après quoi ils ont deux à trois mois de
congé), qu'une grande partie ont une famille, des enfants (qui
naissent parfois pendant qu'ils sont à bord, ainsi Rafael nous a
fait part en mars de la naissance de sa seconde fille). Et pourtant,
ils sont extraordinairement avenants, souriants, chantants même –
beaucoup de karaoké le soir dans leur salon, où nous nous sommes
invités plusieurs fois.
sur le quai : tandis que Bruno descend, Donnie et Jonathan chargent les victuailles
J'ai proposé à un des matelots, Donnie, qui avait étudié un peu le français à l'école mais ne l'avait jamais parlé, de lui donner des leçons. J'ai donc improvisé des cours de "français langue étrangère", à base de dialogues concrets, que je lui donnais deux ou trois fois par semaine, après le repas du soir.
Donnie, pendant une leçon
Nous
avions le plaisir de le voir nous saluer en français chaque fois que
nous le croisions au hasard de nos pérégrinations sur le pont ou
dans les coursives. Ces
leçons
m'ont
donné aussi un petit but et l'impression de me sentir encore utile.
Les
passagers, tous des retraités, étaient très différents les uns
des autres :
René,
l'artisan-boulanger de Sallanches, 72 ans, a été un bon
compagnon.
D'abord, comme il ne parle pas un mot d'anglais (il n'a que le
certificat d'études, après quoi il est devenu apprenti), je lui ai
servi d'interprète pendant la traversée de l'Atlantique ou à
Savannah (USA), où il voulait acheter un appareil de photo. Ensuite,
je lui ai montré la bibliothèque (il a beaucoup lu) et la salle de
sports, où il descendait chaque jour faire du home-trainer sur le
tapis roulant et sur la bicyclette. Il a regardé de nombreux films
avec moi, en v.o. sous-titrée (il
est vrai qu'il est un peu dur d'oreille) !
Nous avons découvert dans l'armoire de notre salon un jeu de dominos
de 55 pièces, allant du noir au 9, et faisions de temps en temps des
parties acharnées.
Et il m'a accompagné aux escales, où nous avons mangé ensemble
(Savannah, Papeete, Nouméa). Il nous a quittés pour continuer son
tour du monde, et rejoindre la Malaisie où il devait emprunter un
autre cargo pour rentrer au Havre par Suez...
René, en train de rejoindre l'aileron tribord de la passerelle (deck G)
Jean-Guy,
le vétéran québécois (76 ans), fils de paysan, a fait des études
secondaires au séminaire, est devenu prêtre, s'est défroqué à la
trentaine pour se marier, a eu deux enfants, s'est reconverti dans le
travail social – notamment auprès des Indiens et des Inuits.
Divorcé, il se balade depuis sa retraite, et utilise un campeur (=
camping-car) pour sillonner les USA et le Mexique. Curieux de tout,
il pratique le yoga. Comme
il commence une DMLA, il préférait les films en version française.
Il lisait beaucoup, souvent au soleil assis dans un fauteuil sur le
pont adjacent à nos cabines (deck E) ou au-dessus (deck F). Et il
allait aussi méditer sur la plate-forme de la proue, en observant la
mer. Son
langage était savoureux.
Jean-Guy bouquine au large des USA : il faisait à nouveau frais !
Bruno (70 ans), ex-cadre commercial d'une société anglaise, est un habitué des voyages en cargo : il passe tous ses hivers sous les Tropiques, et voyage principalement ainsi depuis une dizaine d'années. Après deux mariages et deux divorces, il est veuf d'un troisième mariage. Il vient d'une famille assez fortunée d'industriels de la région stéphanoise, Ferdinand de Lesseps est son arrière-grand-oncle. Il habite maintenant dans le Var, en bordure de mer. Bref, j'ai découvert avec lui un monde encore différent. Il a, comme moi, laissé dans la bibliothèque du bord, quelques livres qu'il avait emportés et lus.
Napier (Nouvelle-Zélande) : Bruno examine une voiture ancienne
qu'on aurait pu louer à l'heure pour se promener
Krista,
l'Américaine, a été institutrice, mais n'a jamais travaillé aux
USA. Elle a enseigné dans les écoles spéciales pour enfants de
militaires des armées US à l'étranger, principalement au Japon, en
Corée et en Allemagne. Elle vient de prendre sa retraite, n'a pas de
domicile encore, puisqu'elle a toujours été logée, et s'est mise à
écrire un roman historique. De son métier, elle a gardé l'habitude
de bien prononcer et détacher les mots, et c'est celle dont je
comprenais le mieux l'anglais : dommage qu'elle soit montée
juste avant que moi, je parte !
Une femme à bord : un peu tard pour moi !
Dans
ce genre de voyage, où l'on est enfermé avec un petit nombre
d'humains, forcément des liens se créent, des affinités se
révèlent. Et la durée fait qu'on
a envie de s'intéresser à l'Autre, on finit par se connaître, par
se saluer, par se sourire, par rire aussi. Ce qui est plus difficile
quand on est au milieu d'une foule (à l'hôtel, en croisière, dans
une grande ville, une
fête, un festival).
On
sait pourtant
que
la rencontre reste éphémère : pas sûr qu'on se revoie !
Même
si je suis invité au Québec et aux Philippines !
L'homme le plus important à bord : Frederick le cuisinier
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