mardi 21 avril 2015

21 avril 2015 : cargo 2015 : 1 - de la mer et des hommes


Entre tant de merveilles du monde, la grande merveille, c'est l'homme. Il parcourt la mer qui moutonne quand la tempête souffle du sud, il passe au creux des houles mugissantes.

(Sophocle, Antigone, trad. Robert Pignarre, Flammarion, 1994)


              Bruno et Jean-Guy devant la bibliothèque de Lyttelton



Si, comme je le crois, la vie est un songe dans lequel le monde est une scène de théâtre où se joue la comédie humaine, un microcosme tel qu'un cargo est tout à fait le lieu où l'on peut observer de près l'homme (= l'être humain, non le mâle). Si, comme moi, on reste longtemps sur le même cargo – quatre-vingt-onze jours tout de même, ça oblige à entrer dans cette comédie – il finit par se créer une sorte d'intimité. Sans doute, pas plus là qu'ailleurs, on ne peut prétendre connaître réellement les autres. La barrière des langues reste également un obstacle : baragouiner un anglais sommaire n'aide pas à aller bien loin. Pourtant...

Darvin et Ronald sur la proue


il y avait sur le navire trois catégories d'hommes : l'équipage européen (officiers et techniciens supérieurs), comprenant six personnes, de nationalité ukrainienne (5) et russe (1) ; l'équipage asiatique (officiers et techniciens complémentaires, hommes de pont et de machines, cuisinier et messman), seize personnes de nationalité philippine (15) et indienne (1) ; les passagers, français (3, j'ai été le seul à faire la boucle complète, René est descendu à Sidney après 44 jours, remplacé par Bruno pour les 47 jours suivants), québécois (1, monté à New York et descendu à Philadelphie, 66 jours à bord) et une Américaine montée au dernier moment à Tilbury et que je n'ai fait qu'entrevoir, puisque je suis descendu deux jours plus tard.



Pendant la pose du câble, Sergueï, le second et au fond, le bosco Ioïdjle


Les Européens sont restés très distants ; c'est la première fois que je fais un voyage en cargo sans qu'il y ait un pot du commandant, par exemple. Il a fallu réclamer pour avoir une visite du cargo (nous avons été guidés par le 3e officier, le sympathique Rafael, un des plus jeunes Philippins du bord), et on n'a pas été autorisé à voir la salle des machines (que j'avais visitée tant en 2010 lors du trajet vers la Guadeloupe qu'en 2013 sur la cargo allemand en route vers l'Amérique du sud). De même, il fallait réclamer pour avoir les informations les plus élémentaires : jours et heures d'arrivée et de départ dans les différents ports, par exemple (là encore, Rafael fut notre secours). Ils n'ont pas participé au barbecue organisé sur la poupe, où nous sommes restés avec le reste de l'équipage. Enfin, les conversations avec eux ont été très limitées ; j'ai mis ça sur le compte des événements d'Ukraine qui devaient les turlupiner ou les angoisser, selon les bribes qu'on pouvait entendre à table, où ils parlaient en russe ou en ukrainien.



pose du câble : les équilibristes philippins sur la grue et dans la nacelle


L'équipage asiatique, lui, a été parfait. Il a pourtant, d'après les conversations que nous avons pu avoir, souffert de la condescendance, voire du mépris, dans lesquels le tenait l'équipage est-européen. Mais aussi bien les Philippins que l'unique Indien nous ont chaleureusement accueilli et, en retour, nous nous sommes efforcés de les comprendre, de leur apporter un peu d'amitié. Il faut savoir que leurs contrats d'embarquement sont longs (en général d'environ neuf mois, après quoi ils ont deux à trois mois de congé), qu'une grande partie ont une famille, des enfants (qui naissent parfois pendant qu'ils sont à bord, ainsi Rafael nous a fait part en mars de la naissance de sa seconde fille). Et pourtant, ils sont extraordinairement avenants, souriants, chantants même – beaucoup de karaoké le soir dans leur salon, où nous nous sommes invités plusieurs fois. 


sur le quai : tandis que Bruno descend, Donnie et Jonathan chargent les victuailles  


J'ai proposé à un des matelots, Donnie, qui avait étudié un peu le français à l'école mais ne l'avait jamais parlé, de lui donner des leçons. J'ai donc improvisé des cours de "français langue étrangère", à base de dialogues concrets, que je lui donnais deux ou trois fois par semaine, après le repas du soir










Donnie, pendant une leçon


  






Nous avions le plaisir de le voir nous saluer en français chaque fois que nous le croisions au hasard de nos pérégrinations sur le pont ou dans les coursives. Ces leçons m'ont donné aussi un petit but et l'impression de me sentir encore utile.

Les passagers, tous des retraités, étaient très différents les uns des autres : 
René, l'artisan-boulanger de Sallanches, 72 ans, a été un bon compagnon. D'abord, comme il ne parle pas un mot d'anglais (il n'a que le certificat d'études, après quoi il est devenu apprenti), je lui ai servi d'interprète pendant la traversée de l'Atlantique ou à Savannah (USA), où il voulait acheter un appareil de photo. Ensuite, je lui ai montré la bibliothèque (il a beaucoup lu) et la salle de sports, où il descendait chaque jour faire du home-trainer sur le tapis roulant et sur la bicyclette. Il a regardé de nombreux films avec moi, en v.o. sous-titrée (il est vrai qu'il est un peu dur d'oreille) ! Nous avons découvert dans l'armoire de notre salon un jeu de dominos de 55 pièces, allant du noir au 9, et faisions de temps en temps des parties acharnées. Et il m'a accompagné aux escales, où nous avons mangé ensemble (Savannah, Papeete, Nouméa). Il nous a quittés pour continuer son tour du monde, et rejoindre la Malaisie où il devait emprunter un autre cargo pour rentrer au Havre par Suez...



René, en train de rejoindre l'aileron tribord de la passerelle (deck G)


Jean-Guy, le vétéran québécois (76 ans), fils de paysan, a fait des études secondaires au séminaire, est devenu prêtre, s'est défroqué à la trentaine pour se marier, a eu deux enfants, s'est reconverti dans le travail social – notamment auprès des Indiens et des Inuits. Divorcé, il se balade depuis sa retraite, et utilise un campeur (= camping-car) pour sillonner les USA et le Mexique. Curieux de tout, il pratique le yoga. Comme il commence une DMLA, il préférait les films en version française. Il lisait beaucoup, souvent au soleil assis dans un fauteuil sur le pont adjacent à nos cabines (deck E) ou au-dessus (deck F). Et il allait aussi méditer sur la plate-forme de la proue, en observant la mer. Son langage était savoureux.







Jean-Guy bouquine au large des USA : il faisait à nouveau frais !



 



Bruno (70 ans), ex-cadre commercial d'une société anglaise, est un habitué des voyages en cargo : il passe tous ses hivers sous les Tropiques, et voyage principalement ainsi depuis une dizaine d'années. Après deux mariages et deux divorces, il est veuf d'un troisième mariage. Il vient d'une famille assez fortunée d'industriels de la région stéphanoise, Ferdinand de Lesseps est son arrière-grand-oncle. Il habite maintenant dans le Var, en bordure de mer. Bref, j'ai découvert avec lui un monde encore différent. Il a, comme moi, laissé dans la bibliothèque du bord, quelques livres qu'il avait emportés et lus.

Napier (Nouvelle-Zélande) : Bruno examine une voiture ancienne
qu'on aurait pu louer à l'heure pour se promener


Krista, l'Américaine, a été institutrice, mais n'a jamais travaillé aux USA. Elle a enseigné dans les écoles spéciales pour enfants de militaires des armées US à l'étranger, principalement au Japon, en Corée et en Allemagne. Elle vient de prendre sa retraite, n'a pas de domicile encore, puisqu'elle a toujours été logée, et s'est mise à écrire un roman historique. De son métier, elle a gardé l'habitude de bien prononcer et détacher les mots, et c'est celle dont je comprenais le mieux l'anglais : dommage qu'elle soit montée juste avant que moi, je parte !
















Une femme à bord : un peu tard pour moi !

Dans ce genre de voyage, où l'on est enfermé avec un petit nombre d'humains, forcément des liens se créent, des affinités se révèlent. Et la durée fait qu'on a envie de s'intéresser à l'Autre, on finit par se connaître, par se saluer, par se sourire, par rire aussi. Ce qui est plus difficile quand on est au milieu d'une foule (à l'hôtel, en croisière, dans une grande ville, une fête, un festival). On sait pourtant que la rencontre reste éphémère : pas sûr qu'on se revoie ! Même si je suis invité au Québec et aux Philippines !






L'homme le plus important à bord : Frederick le cuisinier

Aucun commentaire: