Mais
je monte sur le pont à l'aube quand il n'y a personne de visible si
ce n'est un Lascar égaré en train de fourbir les cuivres, et je
contemple le soleil qui monte droit devant moi, surgi de l'orient, et
le ciel et la mer sont comme le premier matin de la Genèse.
(Vita
Sackville-West, Lettre
à Virginia Woolf,
8 février 1926)
Quand
on monte sur un cargo, on sait qu'on va se trouver éloigné de tout
ce qui fait le charme incontournable
(pour
certains) et l'inconvénient majeur
(pour
d'autres, dont moi) de la « civilisation » contemporaine : la
connectique généralisée, le
trop plein de gadgets électro-communicationnels.
Dans la ville du Havre où j'ai attendu mon départ pendant trois
jours, j'ai pu observer la
foule au
centre ville ou dans le centre
commercial du nouveau
quartier des Docks. Parmi
les nouvelles générations, rares étaient ceux qui n'avaient pas à
la main le désormais indispensable appareil à communiquer ou à
l'oreille des
écouteurs devenus
essentiels. Résultat : une flopée de zombies (mais attention,
ultra-modernes) qui se demandaient, quand je les dérangeais pour un
renseignement, quel était ce péquenaud préhistorique...
le sillage
Sur
mer, rien de tout cela. Il y a certes des ordinateurs, et on nous a
même donné une adresse spéciale de courriel (voilà que je parle
québécois), dont j'ai fait un modeste usage. Le navire est
largement automatisé. Cependant, il n'y a ni wi-fi, ni captation de
télévision, ni réseau pour nos téléphones, on se retrouve à
mille lieues de "facebook" et de l'instantanéité
caractéristique de la vie à terre. Il ne reste plus que vingt-trois
hommes et la mer. Et, assez rapidement, on se redécouvre : on
s'aperçoit que, n'étant plus distrait par le téléphone, internet,
le télévision, et même les journaux et magazines, on se concentre
sur autre chose. Sur soi, sur l'autre semblable, passager ou membre
d'équipage. Sur ses activités : marche autour du pont, station
sur la plate-forme à l'avant de la proue pour observer la mer, le
ciel et méditer, exercice physique (vélo ou tapis roulant sur
home-trainer, montée régulière des escaliers, station
de musculation, piscine...), lecture,
écriture, conversation à table ou autour d'un café dans le
salon, observations... Plus
de dissipation, on est tout à ce qu'on fait.
vagues, écume, ombre
vue de tout en haut, la mer immense et minuscule
Pendant un tel voyage, on devient la mesure de soi, ou on la retrouve. On applique les mots du poète Fernando Pessoa, dans les Odes de Ricardo Reis : "Vis sans heures. Tout ce qui mesure porte tort", aussi bien que : "Assieds-toi au soleil. Abdique / Et sois roi de toi-même". J'avais déjà remarqué combien le milieu de l'océan rapprochait de l'idée de Dieu – mon élève Donnie m'a demandé de lui apprendre le "Notre père" en français, combien de jeunes Français le connaissent par cœur, je me le demande – et j'ai pu constater au fil de mes lectures qu'aussi bien l'Anglaise Vita Sackville-West (citation en exergue) que le Polonais Piotr Benardski (dans Un goût de sel, Autrement, 2007) retrouvent des souvenirs mystiques dans leurs voyages : "La mer m'enivrait. Je l'aimais d'un amour au premier regard. Chaque voyage était comme la sortie d'Égypte et l'errance dans le désert".
ici, sous la blanche écume, le bulbe et un modeste arc-en-ciel marin
Oui, la mer éternelle, toujours changeante, "est un chemin sans fin, elle possède une force indomptable, un pouvoir de tempête, une douceur d'amoureuse quand elle devient écume sur le sable", nous dit aussi Jorge Amado, dans Tereza Batista (Stock, 1991). Et j'ai beaucoup lu sur ces mers, et je sais que que la mer nous parle, nous attire (combien de fois me suis-je penché tout à l'avant, comme si des sirènes m'entraînaient). Je comprends ces nombreux marins qui, une fois à terre, ont cette nostalgie de l'infini. Par ailleurs, j'ai pu confirmer cette notation de Joseph Kessel, dans Les amants du Tage (Plon, 1968) : "Quand on est forcé de rester au même endroit, cela donne du champ à l'imagination". Autant qu'à l'imagination, ça ouvre le champ à une concentration intense : quand je lisais, j'étais tout à ma lecture ; quand j'écrivais, tout à mon écriture ; quand je faisais le tour du pont, j'étais empli du poids de mes pas, de la vue des vagues et de l'écume, de l'odeur du sel, du friselis du vent sur les poils de mes bras, de la chaleur et de la lumière du soleil, du sourire des matelots que je croisais.
le soleil couchant irradie le ciel
On pourrait dire donc qu'on retrouve ici cette "disponibilité de l'esprit, si rare dans nos existences affairées, polarisées, captives de nos propres entêtements" que signale Frédéric Gros, dans Marcher, une philosophie (Carnets nord, 2009). Certes, un voyage en cargo semble avoir peu à voir avec la marche, car c'est un voyage immobile. Pourtant, de même que dans la randonnée pédestre, on est ici dans des jours de lenteur ("plus que jamais à contretemps, si j'ose dire, puisque nous vivons sous le signe de la vitesse, l'idéologie de la vitesse" nous dit Jean Collet, dans sa Petite théologie du cinéma, Éd. du Cerf, 2014), on oublie la précipitation ordinaire, on ne peut pas s'échapper du bateau. On est aussi dans le regard, car comme le suggère encore Frédéric Gros : "Voir, dominer, regarder, c'est posséder. Mais sans les inconvénients de la propriété : on profiterait presque en voleur du spectacle du monde".
tous les matins du monde
Enfin, on se lève tôt sur un cargo. Rares sont les jours (nuits d'énorme insomnie, ce qui m'est arrivé deux ou trois fois) où je n'ai pas pu assister à la toujours pareille et toujours différente genèse du monde : Henry David Thoreau ne nous a-t-il pas dit dans Walden ou la vie dans les bois que "La santé se mesure à l'amour du matin" ?
[J'ai
relevé la plupart de ces citations dans mes lectures faites sur le cargo]
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