être
blessé constitue l'occasion de réfléchir à la blessure et aux
mécanismes de sa répartition, de découvrir qui d'autre souffre de
frontières perméables, de violences inattendues, de spoliations.
(Judith
Butler, Vie
précaire : les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11
septembre 2001,
Amsterdam, 2005)
Mais
quoi, il faut de tout pour faire un monde, et pour faire – et
même refaire – le
monde, et notamment de ces parenthèses que je surnommerai
"enchanteresses" par référence à ce film de 2000, La parenthèse
enchantée, de Michel Spinosa, que j'avais beaucoup aimé, et qui
raconte l'après-mai 68 et les années 70, qui furent effectivement
une de ces parenthèses heureuses (dont les jeunes bénéficient
encore aujourd'hui sans s'en rendre compte) comme le furent les
années d'immédiate après-guerre (cf les films documentaires Les
jours heureux, de Gilles Perret, et L'esprit de 45, de Ken
Loach). Parenthèses qui sont sur le point de se terminer, avec
l'accumulation des rétrogradations des conquêtes sociales
(largement entamées par la violence des années Thatcher en
Angleterre et la lâcheté, l'insensibilité, l'arrogance des années Sarkozy et
Hollande en France), et maintenant avec la montée en puissance des
réactionnaires de tous bords (cathos intégristes en premier lieu,
fachos qui se dissimulent derrière eux, racistes qui ne se cachent
plus, etc.) qui vont finir par nous faire reculer de plusieurs
décennies dans le domaine des idées, de la morale et de la liberté...
Aussi,
quand je découvre un film aussi osé, libre, fin et subtil que Lulu, femme nue
(tiré d'une BD de Davodeau), je suis en droit d'espérer que
d'autres parenthèses peuvent toujours s'ouvrir. Lucie, dite Lulu (une Karin
Viard magnifique), a oublié qu'elle vivait, qu'elle existait,
étiolée, vampirisée, coincée entre son mari garagiste et ses trois enfants ;
maintenant qu'ils ont grandi, elle voudrait recommencer à
travailler. Pas facile, à quarante ans ! Elle quitte donc son
village pour postuler un emploi de secrétaire à
Saint-Gilles-Croix-de-vie : l'entretien d'embauche se passe mal,
elle est jugée morne, mal habillée, « on garde votre dossier
sous le coude, on vous rappellera s'il y a quelque chose ».
Elle téléphone à son mari avant de reprendre le train, et s'entend
répondre : « Je te l'avais bien dit, j'en étais sûr,
mais tu veux toujours faire ton intéressante ! » Après
réflexion, elle ne prend plus le train mais une chambre à l'hôtel.
Elle se promène sur la côte et semble ressusciter au grand air, à
la lumière, fouettée par le vent. Elle savoure un temps suspendu,
sans obligations domestiques.
Au
fond, la réflexion de son mari, ajoutée aux humiliations de
l'entretien d'embauche, lui a fait prendre conscience qu'elle peut
encore vivre, se révolter et, pour commencer, s'ouvrir une parenthèse dans son terne quotidien. Respirer, ouvrir les yeux, redécouvrir son corps, retrouver le
sourire malgré la solitude. Et malgré les coups de téléphone de
son mari qui râle et lui coupe rapidement les finances (sa carte bancaire est déclarée volée, elle ne peut plus retirer d'argent), de sa fille aînée, une ado difficile, de sa
sœur qui lui rappelle ses responsabilités, non seulement elle ne
rentre pas, mais elle prolonge son séjour en bord de mer, en quête
d'elle-même… Et elle va faire ces rencontres imprévues qui
changent une vie. D'abord celle du rondouillard Charles (Bouli
Lanners, extra), un type bizarre, dont la douceur et la bonhomie contrastent avec la
rudesse (pour ne pas dire violence) de son mari ; Charles,
récemment sorti de prison, est surveillé par ses deux frères,
absolument hilarants (Pascal Demolon et Philippe Rebbot), qui lui servent de "gardes du corps". Il lui avoue qu'il n'a
pas fait l'amour depuis deux ans (« et moi, depuis six ou sept
ans », lui rétorque Lulu), il tombe amoureux d'elle. Et c'est
réciproque : elle est toute étonnée de découvrir de la tendresse
chez un homme.
Deuxième
rencontre, peut-être décisive : Marthe, une vieille femme
bavarde et esseulée, chez qui elle finit par s'installer. Sans
compter Virginie, la jeune serveuse de bar houspillée par sa
patronne (Corinne Masiero, formidable, comme toujours), en qui Lulu
reconnaît la perdante sur le point de s'éteindre qu'elle-même a trop longtemps été. Avec l'aide de Marthe, Lulu va aider Virginie à
reprendre vie elle aussi. Je n'en dis pas plus : j'ai beaucoup
ri, j'ai été ému jusqu'aux larmes et je me suis dit que tout de
même, c'est bon de s'offrir de temps à autre une parenthèse
dans sa vie ! On est à cent lieues de Elle s'en va, film
médiocre avec Catherine Deneuve, sorti l'an
dernier, sur un sujet voisin. Ici, tout sonne juste, vrai, chaleureux, et en même temps
optimiste : une femme renaît, qui s'est dépouillée de son
rôle social (épouse, mère). Une femme nue qui plonge dans la mer,
sous les yeux effarés de sa sœur venue la semoncer et qui repart
éblouie par cette liberté reconquise. En quelque sorte, le récit
d'une émancipation : à noter, j'étais le seul homme dans une
salle remplie de spectatrices ; j'en étais fier !
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