Je
suis dans l'exil du sentiment, de l'amour même. Je suis comme un
veuf.
(Marie-Hélène
Lafon, Le soir du chien,
Buchet-Chastel, 2001)
Puisque
Marie-Hélène Lafon est invitée à rencontrer après-demain des détenus au
centre pénitentiaire de Poitiers-Vivonne, et que je vais assister à
sa prestation, il n'est pas mauvais de faire une piqûre de rappel
concernant cet auteur (excusez, je n'arrive toujours à écrire auteure ou écrivaine) que j'ai découvert en 2012 avec L'annonce
(voir une analyse approfondie de ce roman sur mon blog du 19 novembre
2012).
Alors que son premier roman, Le
soir du chien,
date de 2001 ! Je me suis rattrapé cette semaine en lisant cinq
autres romans, successivement Mo
(2005), Les derniers Indiens
(2008), Les pays (2012),
Sur la photo
(2003) et Le soir du chien,
ainsi qu'un recueil de nouvelles, Organes
(2006).
Rassurez-vous, même si ça apparaît un peu stakhanoviste de lire tant de livres en si peu de jours, ce sont
des romans très brefs, et le recueil de nouvelles l'est aussi.
Photo Télérama
Je
ne reviendrai pas sur L'annonce, qui m'avait enthousiasmé. Sinon
pour dire que, comme celui-là, la plupart des romans sont très ancrés dans
l'Auvergne de l'auteur, près d'une rivière appelée la Santoire
(qui existe réellement). Les personnages sont souvent des paysans
traditionnels, éleveurs de vaches et fabricants de fromage, qui sont
devenus des dinosaures quand ils n'ont pas voulu s'adapter aux
nouvelles conditions de l'agriculture industrielle : c'est le
thème, en particulier, des Derniers Indiens. Mais il y a aussi ceux qui viennent de la ville, ou qui
sont étrangers à la région, et qui ne s'y adaptent pas non plus :
Le soir du chien raconte ainsi l'histoire d'amour ("Elle
m'a parlé ; très vite, elle m'a parlé, dans une langue comme
neuve, qu'elle semblait se découvrir. J'écoutais. Elle ne me
regardait pas, ne me touchait pas. Elle se laissait regarder ;
je ne la touchais pas. Je la buvais, sans la désirer comme désirent
les hommes, avec le ventre")
entre Laurent, l'électricien cantalou et Marlène, née d'une
fille-mère et élevée par ses grands-parents. Tout semble aller
bien entre eux ("Nous
avions été tellement miraculeux, si peu habitués, si flamboyants
l'un à l'autre dans le frottement de nos solitudes"),
bien qu'ils se comportent différemment des couples habituels (pas
d'enfant par exemple, au grand désarroi des autres habitants :
"Eux
ils ont l'air à l'aise ; évidemment, sans enfant, on pense à
soi, et c'est tout"),
jusqu'au jour où Marlène succombe devant le vétérinaire, qui
pourrait être son père pourtant : mais justement, n'ayant pas
eu de père, c'est sans doute au fond ce qu'elle trouve en lui.
Dans
ce monde austère, aux hivers longs, presque hostiles, le petit monde
de l'auteur cherche sa survie. Dans Les
derniers Indiens,
Marie et Jean sont de vieux paysans à la retraite : "On
n'allait pas se presser, on ne se presserait plus, plus du tout
jamais, on avait fini de se presser, et pour qui, pour plaire à
qui".
Ils ne se sont pas mariés, n'ont pas eu d'enfants et observent
autour d'eux les occupants de la ferme voisine, une vraie tribu,
nombreuse, activiste, agitée, avide de nouveautés (au contraire de
Jean : "Il
ne veut pas, il n'aime pas le nouveau, il ne veut rien changer, rien
ajouter, il veut que tout reste comme avant, avant quoi, avant toute
vie, avant")
et qui ne cesse d'agrandir et de diversifier l'exploitation, d'y
rajouter le tourisme vert, en attendant la mort des deux vieux pour récupérer leurs terres et s'agrandir encore.
À
moins que les jeunes ne partent définitivement à Paris : c'est
ainsi que dans Les
pays,
Claire, l'héroïne, ayant brillamment réussi ses études, devient
professeur, et s'éloigne insensiblement de la classe sociale dont
elle est issue (à comparer avec les beaux textes sur le même sujet d'Annie Ernaux, dans La
place
ou Une
femme).
Le père lui rend visite une fois l'an mais il est complètement
déphasé : "La
foule de la gare suscitait chaque année d'immuables commentaires sur
les congés, les voyages, et l'argent ainsi dépensé pour les
loisirs, usuelle litanie que Claire n'interromprait pas, prenant soin
de n'exprimer ni assentiment ni désapprobation parce qu'elle les
savait, d'expérience, inutiles".
Ils vivent désormais dans deux mondes qui coexistent, qui se souffrent
forcément parce qu'ils sont de la même famille, mais qui ne
communiquent plus guère : "le
père s'entêtait à déplorer que la fille vécût sans télévision ;
il peinait à le concevoir, et la chose était à ses yeux, au même
titre que le refus de faire des enfants, d'avoir une voiture ou de
suivre la religion, un indice majeur, surtout pour une femme, de
singularité, si ce n'est de marginalité, voire de rébellion
fondamentale".
On
le voit, l'auteur ne prend pas de gants et ausculte avec une
précision d'anthropologue les passions sourdes qui se dissimulent
sous l'apparence de ces taiseux : "À
condition de se taire, tout était possible ; on pouvait écarter
ce qui ne faisait pas plaisir, ou qui donnait envie de pleurer, ou
qui coupait le goût et la force pour le travail".
L'auteur use d'une langue souple, en paragraphes
longs, contenant parfois des énumérations sans ponctuation, pour
accentuer le rythme lent des travaux et des jours, aussi bien que les
élans brusques de ces êtres frustes, l'éclatement des émotions
et des appétits qui couvent parfois sous la cendre et qui peuvent
aller jusqu'au meurtre (dans Mo
et Les
derniers Indiens).
Mais aussi bien, elle montre les plaisirs de la vie, ainsi pendant ce
repas de communion :
"Les
nourritures ont été préparées à la maison, on complimente, on
s'extasie, tout ce travail, toute cette peine, très réussi, on se
remplit, comme si l'on n'avait jamais mangé, de toute sa vie, comme
si l'on ne devait plus jamais manger, jamais, de toute sa vie, comme
si l'on devait manquer".
Enfin,
elle montre l'impact de l'évolution rapide la société paysanne :
le machinisme outrancier par exemple qui fait penser au père "que
toute sa vie il avait couru après les machines, de plus en plus il
avait été l'esclave des machines ; il fallait d'abord les acheter,
en empruntant pour le gros matériel, et quand on arrivait au bout
des mensualités la machine était usée, dépassée, on empruntait
de nouveau pour en acheter une autre, ça ne finissait jamais,
jamais"
(dans Les
pays).
Et le rôle crucial que joue désormais la télévision dans nos
campagnes : "À
la ferme on vivait avec elle, le matin, à midi, le soir, et de plus
en plus tôt au fur et à mesure que le noir de l'hiver montait, que
les jours raccourcissaient. C'était régulier, on savait qu'on
aurait à telle heure le solide recours d'une émission connue dont
l'impeccable déroulement tiendrait chaud et consolerait du navrant
état des choses".
Pour moi qui ai vécu mon enfance à la campagne, avant les machines et la télévision, qui ai aussi "trahi" mes origines en faisant des études et en me déclassant, je me retrouve pleinement dans ces pages subtiles. Et pas si faciles à lire, car l'auteur mêle le passé et le présent, contés par des narrateurs différents, et il faut rester vigilant pour savoir qui parle et de quoi on parle. Mais ça reflète la complexité de la vie, tout simplement.
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