lundi 20 janvier 2014

20 janvier 2014 : Marie-Hélène Lafon, peintre de la fin des paysans

Je suis dans l'exil du sentiment, de l'amour même. Je suis comme un veuf.
(Marie-Hélène Lafon, Le soir du chien, Buchet-Chastel, 2001)

Puisque Marie-Hélène Lafon est invitée à rencontrer après-demain des détenus au centre pénitentiaire de Poitiers-Vivonne, et que je vais assister à sa prestation, il n'est pas mauvais de faire une piqûre de rappel concernant cet auteur (excusez, je n'arrive toujours à écrire auteure ou écrivaine) que j'ai découvert en 2012 avec L'annonce (voir une analyse approfondie de ce roman sur mon blog du 19 novembre 2012). Alors que son premier roman, Le soir du chien, date de 2001 ! Je me suis rattrapé cette semaine en lisant cinq autres romans, successivement Mo (2005), Les derniers Indiens (2008), Les pays (2012), Sur la photo (2003) et Le soir du chien, ainsi qu'un recueil de nouvelles, Organes (2006). Rassurez-vous, même si ça apparaît un peu stakhanoviste de lire tant de livres en si peu de jours, ce sont des romans très brefs, et le recueil de nouvelles l'est aussi. 
Photo Télérama
 
Je ne reviendrai pas sur L'annonce, qui m'avait enthousiasmé. Sinon pour dire que, comme celui-là, la plupart des romans sont très ancrés dans l'Auvergne de l'auteur, près d'une rivière appelée la Santoire (qui existe réellement). Les personnages sont souvent des paysans traditionnels, éleveurs de vaches et fabricants de fromage, qui sont devenus des dinosaures quand ils n'ont pas voulu s'adapter aux nouvelles conditions de l'agriculture industrielle : c'est le thème, en particulier, des Derniers Indiens. Mais il y a aussi ceux qui viennent de la ville, ou qui sont étrangers à la région, et qui ne s'y adaptent pas non plus : Le soir du chien raconte ainsi l'histoire d'amour ("Elle m'a parlé ; très vite, elle m'a parlé, dans une langue comme neuve, qu'elle semblait se découvrir. J'écoutais. Elle ne me regardait pas, ne me touchait pas. Elle se laissait regarder ; je ne la touchais pas. Je la buvais, sans la désirer comme désirent les hommes, avec le ventre") entre Laurent, l'électricien cantalou et Marlène, née d'une fille-mère et élevée par ses grands-parents. Tout semble aller bien entre eux ("Nous avions été tellement miraculeux, si peu habitués, si flamboyants l'un à l'autre dans le frottement de nos solitudes"), bien qu'ils se comportent différemment des couples habituels (pas d'enfant par exemple, au grand désarroi des autres habitants : "Eux ils ont l'air à l'aise ; évidemment, sans enfant, on pense à soi, et c'est tout"), jusqu'au jour où Marlène succombe devant le vétérinaire, qui pourrait être son père pourtant : mais justement, n'ayant pas eu de père, c'est sans doute au fond ce qu'elle trouve en lui.
Dans ce monde austère, aux hivers longs, presque hostiles, le petit monde de l'auteur cherche sa survie. Dans Les derniers Indiens, Marie et Jean sont de vieux paysans à la retraite : "On n'allait pas se presser, on ne se presserait plus, plus du tout jamais, on avait fini de se presser, et pour qui, pour plaire à qui". Ils ne se sont pas mariés, n'ont pas eu d'enfants et observent autour d'eux les occupants de la ferme voisine, une vraie tribu, nombreuse, activiste, agitée, avide de nouveautés (au contraire de Jean : "Il ne veut pas, il n'aime pas le nouveau, il ne veut rien changer, rien ajouter, il veut que tout reste comme avant, avant quoi, avant toute vie, avant") et qui ne cesse d'agrandir et de diversifier l'exploitation, d'y rajouter le tourisme vert, en attendant la mort des deux vieux pour récupérer leurs terres et s'agrandir encore.
À moins que les jeunes ne partent définitivement à Paris : c'est ainsi que dans Les pays, Claire, l'héroïne, ayant brillamment réussi ses études, devient professeur, et s'éloigne insensiblement de la classe sociale dont elle est issue (à comparer avec les beaux textes sur le même sujet d'Annie Ernaux, dans La place ou Une femme). Le père lui rend visite une fois l'an mais il est complètement déphasé : "La foule de la gare suscitait chaque année d'immuables commentaires sur les congés, les voyages, et l'argent ainsi dépensé pour les loisirs, usuelle litanie que Claire n'interromprait pas, prenant soin de n'exprimer ni assentiment ni désapprobation parce qu'elle les savait, d'expérience, inutiles". Ils vivent désormais dans deux mondes qui coexistent, qui se souffrent forcément parce qu'ils sont de la même famille, mais qui ne communiquent plus guère : "le père s'entêtait à déplorer que la fille vécût sans télévision ; il peinait à le concevoir, et la chose était à ses yeux, au même titre que le refus de faire des enfants, d'avoir une voiture ou de suivre la religion, un indice majeur, surtout pour une femme, de singularité, si ce n'est de marginalité, voire de rébellion fondamentale".
On le voit, l'auteur ne prend pas de gants et ausculte avec une précision d'anthropologue les passions sourdes qui se dissimulent sous l'apparence de ces taiseux : "À condition de se taire, tout était possible ; on pouvait écarter ce qui ne faisait pas plaisir, ou qui donnait envie de pleurer, ou qui coupait le goût et la force pour le travail". L'auteur use d'une langue souple, en paragraphes longs, contenant parfois des énumérations sans ponctuation, pour accentuer le rythme lent des travaux et des jours, aussi bien que les élans brusques de ces êtres frustes, l'éclatement des émotions et des appétits qui couvent parfois sous la cendre et qui peuvent aller jusqu'au meurtre (dans Mo et Les derniers Indiens). Mais aussi bien, elle montre les plaisirs de la vie, ainsi pendant ce repas de communion : "Les nourritures ont été préparées à la maison, on complimente, on s'extasie, tout ce travail, toute cette peine, très réussi, on se remplit, comme si l'on n'avait jamais mangé, de toute sa vie, comme si l'on ne devait plus jamais manger, jamais, de toute sa vie, comme si l'on devait manquer".
Enfin, elle montre l'impact de l'évolution rapide la société paysanne : le machinisme outrancier par exemple qui fait penser au père "que toute sa vie il avait couru après les machines, de plus en plus il avait été l'esclave des machines ; il fallait d'abord les acheter, en empruntant pour le gros matériel, et quand on arrivait au bout des mensualités la machine était usée, dépassée, on empruntait de nouveau pour en acheter une autre, ça ne finissait jamais, jamais" (dans Les pays). Et le rôle crucial que joue désormais la télévision dans nos campagnes : "À la ferme on vivait avec elle, le matin, à midi, le soir, et de plus en plus tôt au fur et à mesure que le noir de l'hiver montait, que les jours raccourcissaient. C'était régulier, on savait qu'on aurait à telle heure le solide recours d'une émission connue dont l'impeccable déroulement tiendrait chaud et consolerait du navrant état des choses"
Pour moi qui ai vécu mon enfance à la campagne, avant les machines et la télévision, qui ai aussi "trahi" mes origines en faisant des études et en me déclassant, je me retrouve pleinement dans ces pages subtiles. Et pas si faciles à lire, car l'auteur mêle le passé et le présent, contés par des narrateurs différents, et il faut rester vigilant pour savoir qui parle et de quoi on parle. Mais ça reflète la complexité de la vie, tout simplement.  

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