Des
policiers à cheval attendaient derrière le barrage l’ordre de
donner l’assaut. Des prolétaires en uniforme, coiffés de casques
à mentonnière, attendaient des prolétaires en civil. Qui les
poussait les uns contre les autres ?
(Erich
Kästner, Vers l’abîme,
trad. Corinna Gepner, A. Carrière, 2016)
En
attendant de parler livres ou autre chose, un petit aperçu de deux
documentaires vus récemment en avant-première, et traitant tous
deux d’un régime dictatorial né d’un coup d’état militaire
et de ses conséquences immédiates ou lointaines.
D’abord
l’Espagne, devenue «démocratique», à mettre entre
guillemets car, quand on a vu la féroce répression du référendum
catalan en 2017, on est en droit d’en douter (mais ce n’est pas à
nous de leur donner des leçons, avec la répression actuelle des
gilets jaunes, plus de 8000 arrestations et déjà 1800 condamnations
!). Après la mort de Franco, a été votée une loi d’amnistie
générale, qui certes a permis la libération des prisonniers
politiques, mais qui interdisait de revenir sur les crimes
franquistes. Elle était censée devenir un pacte de l’oubli. Mais
l’oubli de quoi ? Des bourreaux et des tortionnaires qui,
pendant près de quarante ans, ont jugulé toute opposition, ont
torturé et assassiné en toute impunité et sans laisser de traces (cf les
nombreux disparus qui gisent
dans environ 3000 fosses communes), ont volé des enfants
à des familles républicaines pour ne pas qu’ils soient nourris de
mauvaises idées et aussi à des mères célibataires à qui on
faisait croire que leurs bébés étaient morts, pour les punir
d’avoir fait un enfant hors mariage ?
Aujourd’hui,
tant les familles des disparus que les mères en question réclament
justice. C’est ce que montre le formidable documentaire réalisé
par Almudena Carracedo et Robert Bahar, Le silence des autres.
Des douzaines, des centaines de témoignages ont été portés devant
une cour de justice de Buenos Aires (puisque c’est impossible de
juger en Espagne), les crimes en question étant qualifiés de crimes
contre l’humanité. Les enfants et familles des victimes disparues
(120000 environ) demandent l’exhumation de leurs restes, les mères
de bébés volés (30000 tout de même !) réclament des comptes.
L’Espagne n’en finit pas de clore ce passé, cette mémoire
historique ; il a fallu briser un tabou. Le film est passionnant
qui nous montre la souffrance des familles et de ces mères, leur
tragédie d’avoir été obligées de taire leurs histoires pendant
trente ans, au point que les jeunes Espagnols d’aujourd’hui ne
savent rien du franquisme ! Il est vrai que nous, Français,
avons aussi une mémoire sélective du passé. D’où notre silence
sur la mémoire coloniale et les crimes commis (par exemple, lors de
la conquête de l’Algérie, les massacres de Sétif en 1945, ceux
de Madagascar en 1947, etc.). Ce film peut et devrait inciter des
cinéastes français à s’ouvrir à cette mémoire.
Même
chose pour le passionnant nouveau film documentaire de Nanni
Moretti, Santiago, Italia. Là, il s’agit du tristement fameux coup
d’état de Pinochet en 1973, instaurant une chape de plomb sur le
Chili, dont j’avais appris en fac de géographie en 1966 qu'il était à peu près le seul état d’Amérique latine à avoir
toujours été relativement démocratique et à avoir échappé à
des périodes de dictature depuis l'indépendance. Jugez de ma stupeur le 11 septembre
1973 ! Il est vrai que j’ai su quasi immédiatement par mon
ami John (exilé en France pour échapper à la guerre du Vietnam,
que nous honnissions tous) que la CIA était derrière ce coup, que les USA
le fomentaient depuis longtemps, en affamant le peuple chilien, avec
la complicité de l’oligarchie locale (comme ils font actuellement
au Vénézuela).
Moretti
part donc d’un rapide survol historique du coup d’état, du
bombardement du palais présidentiel, des derniers discours du
président Allende (lire en intégralité sur http://www.france-terre-asile.org/actualites/actualites/actualites-choisies/chili-le-dernier-discours-de-salvador-allende), des arrestations de masse qui ont suivi. Il poursuit par l’héroïque accueil de nombreux réfugiés politiques
à l’ambassade d’Italie, seul pays occidental à l’époque à
refuser de reconnaître la junte militaire chilienne. À l’aide
d’interviews de nombreux réfugiés, qui ont fini par arriver en
Italie où ils ont été magnifiquement reçus et y ont fait souche,
ainsi que de responsables politiques et artistes ou intellectuels partisans d’Allende encore
survivants, Moretti nous restitue une mémoire émouvante de cette
époque terrible. En parallèle, il interroge aussi dans sa prison un
des anciens tortionnaires de Pinochet, car au contraire de l'Espagne, le Chili n’a pas voté
de pacte contre l’oubli, et ceux qui ont commis des sévices et qui sont connus ont pu être jugés. Et les victimes ont pu porter plainte. Ce
militaire sûr de lui se prétend innocent, il n’a rien vu, rien
entendu, ne sait rien. Et, en filigrane, on soupçonne le regret de
Moretti de voir l’Italie, naguère si accueillante aux exilés, se
refermer comme une huître. Un très beau film, à méditer (surtout
par la France, qui prétend donner des leçons aux Italiens !).
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