Je
suis un étranger sur la terre, un passant, comme tous mes ancêtres,
un exilé, un voyageur inquiet en cette courte vie.
(Pétrarque,
Lettres familières, Livre XV, 5)
Parmi
toutes les cartes de vœux que j'ai reçues (je ne sais pas pourquoi
cet accord : es
me paraît bizarre, pourtant il le faut, rassurez-moi, reçues se
rapporte bien à cartes, qui est féminin, ou suis-je en train de
perdre mon orthographe ?), la plus émouvante a été celle de ma
vieille amie Léone. Vous vous rappelez d'elle, la vielle dame de
Montmorillon, celle qui fit en 1936 avec son grand-père, ce grand
voyage initiatique, d'abord avec l'Orient-express jusqu'à Sofia,
puis en autocar pour visiter la Bulgarie et l'Albanie (celle du roi Zog) de l'époque - si vous avez lu Le sceptre d'Ottokar, vous avez un aperçu de ces régions,
et pour finir par un périple maritime sur un petit caboteur qui
allait de port en port en Méditerranée orientale (Grèce, Chypre,
Liban, Alexandrie, Crète), puis occidentale (Sicile, Italie et
Marseille pour finir), voyage au terme duquel elle a conclu :
« En rentrant, je savais que je n'aurais plus jamais peur de ma
vie ! » C'est qu'il lui en avait fallu du courage, même
en étant sous la garde de son grand-père, pour affronter l'inconnu,
des pays encore sous-développés et des populations étranges, qui
sortaient tout juste du joug ottoman, et aussi pour se confronter aux
loups de mer grossiers (elle eut la chance que le capitaine lui cédât
– tiens, voilà un subjonctif imparfait ! – sa cabine) que
sont les équipages de caboteurs. Bref, ce voyage est resté pour
elle une ouverture extraordinaire sur la vie, le genre d'expérience
humaine qu'on souhaite pour aider tout adolescent(e) à se
construire, loin des protections exagérées et des prudences
illusoires des éducateurs et parents surprotecteurs.
Léone
a fait de sa vie un poème. Elle a épousé un technicien de marine
marchande, élevé admirablement ses cinq enfants (une de ses filles
s'est malheureusement fait renverser et tuer par un chauffard à La
Rochelle il y a une dizaine d'années), a soigné son mari (plus âgé
qu'elle de dix ans) décédé d'un cancer il y a vingt-cinq ans, et
qui craignait pour sa solitude ; de temps en temps, elle va
s'asseoir sur le banc au fond du jardin et parle à son défunt :
« Tu vois, tu avais peur que je n'arrive pas à m'en sortir,
mais je me débrouille très bien ! » Elle a organisé sa
vie de veuve en participant à de nombreuses associations locales, en
ouvrant sa maison à l'accueil aux écrivains du Salon du livre de
Montmorillon – c'est comme ça que je l'ai connue, en étant membre
actif de la radio locale, où elle anime une émission de poésie, en
aidant les « vieux » (c'est-à-dire les plus jeunes
qu'elle) et en faisant tous les ans un voyage pour lequel elle met de
côté 30 % de sa maigre retraite.
Seulement,
voilà : à ma dernière visite, elle m'a avoué qu'elle avait
de gros problèmes de vue, une rétinite. Elle m'a demandé de lui
envoyer un choix de mes poèmes écrits en gros caractères bien
noirs, pour qu'elle les apprenne par cœur et puisse les dire à la
radio, ce que j'ai fait. Et voici ce qu'elle m'écrit au dos de sa carte, qui n'est
autre qu'une photo d'elle, ce qui me ravit car je n'en avais pas :
Léone à sa fenêtre, carte de vœux
"Merci
pour vos vœux, les miens vous accompagnent dans votre merveilleux
voyage [je ne savais pas, en lui adressant mes vœux, que mon voyage, que je lui annonçais,
serait reporté]. Mes rétines sont mortes, j'ai un certificat de
cécité, je ne peux relire ce que j'écris. Pardonne-moi !
Toute mon amitié vous est acquise. Léone"
Mon
émotion a été grande d'apprendre cette mauvaise nouvelle, de voir
le passage du vouvoiement au tutoiement (en fait, on se tutoie réellement !),
aussi bien que de lire un texte écrit de sa main, sans une faute
d'orthographe et d'une écriture encore ferme, sans chevauchement de
lignes. Léone ne voyagera plus, Léone ne pourra plus lire, elle
dont la maison est tapissée de livres à tous les étages, même si
elle pourra bénéficier de lecture à haute voix par sa voisine ou
par des disques, Léone ne pourra plus aller au cinéma qu'elle
aimait tant, elle qui y allait encore l'an passé, à
quatre-vingt-treize ans. Mais Léone pourra encore apporter de la
chaleur, de l'amitié, de la force, du courage, de l'esprit de bienveillance, à ceux et celles qui
l'approcheront ; j'avais coutume de dire qu'après avoir vu
Léone, j'étais regonflé à bloc pour six mois ! Léone, je
vais aller te rendre visite, j'ai encore besoin de toi ! Nous
avons encore besoin de toi ! Devenons tous des Léones !!!
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