Je
ne veux pas être complice de l’assassinat des hommes ni de celui
des mots, c’est-à-dire de la vérité.
(Asli
Erdoğan, Le silence même n’est plus à toi, trad. Julien
Lapeyre de Cabanes, Actes sud, 2017)
Les
larmes de sel raconte l'histoire du médecin de Lampedusa Pietro
Bartolo, qu’on pourrait qualifier d’un héros de notre temps.
Issu d’une famille très modeste, père pêcheur, mère qui élève
les sept enfants, deux garçons (dont l’un par suite d’une
méningite, restera lourdement handicapé) et cinq filles, il vit une
enfance heureuse dans ce milieu populaire : "En face de
chez nous vivait une famille encore plus pauvre que la nôtre.
aujourd’hui encore, je revois ma mère, vêtue de son tablier,
prendre une grande assiette en céramique, la remplir de couscous,
traverser la rue et l’offrir en souriant à sa voisine. Vivre modestement n’empêchait pas de partager le peu qu’on avait. On
s’entraidait. l’égoïsme et les barrières n’avaient pas cours
ici." Puis, il doit partir au lycée en Sicile, il va y
rencontrer sa future femme, Rita, avec qui il entreprend et réussit
des études de médecine. Très rapidement, il revient à Lampedusa,
où il découvre l’arrivée massive de réfugiés pour qui il crée
un système d’accueil sanitaire (avec une base d'hélicoptères pour transférer en Sicile les cas très graves) pour ceux qui ont survécu à leur
terrible odyssée à travers le désert et la mer, marquée par des
brutalités inouïes : violence, cruauté, viols, noyades de
leurs proches en mer.
Il
leur vient en aide, avec une humanité et un altruisme comme on en
voit peu (cf le film Fuocammare de Gianfranco Rosi, dont il
est un des protagonistes), une foi solide aussi qui lui fait écrire :
"Dieu n’a rien à voir là-dedans. Les seuls responsables de
cette souffrance, ce sont les hommes. Des hommes cupides, sans pitié,
qui ne croient qu’en l’argent, au pouvoir. Et je ne parle pas de
ceux qui organisent la traite des êtres humains. Je parle de ceux
qui la laissent prospérer, de ceux qui veulent maintenir le reste du
monde dans un état de pauvreté, qui alimentent les conflits, qui
les soutiennent et les financent. Le problème, c’est l’homme.
Pas Dieu."
Il
y a les morts, innombrables, qu’on met dans des sacs verts et dont
il doit faire l’autopsie. Les nombreuses femmes enceintes, victimes
de viols et qui demandent l’avortement, ceux qui ont la capacité
de revivre, mais auxquels on met des bâtons dans les roues, comme
Omar, qui a décidé de rejoindre l’Allemagne. "Un jour, on
l’a arrêté. Ce n’était pas un clandestin, il avait même un
permis de séjour. Mais celui-ci était valable pour l’Italie
seulement. Ils l’ont donc expulsé. Même chose en Finlande :
on l’a jeté dehors. Telle est la loi de l’Union européenne.
Mais quelle Union ? Celle des frontières et des murs,
certainement pas celle des peuples." Il y a ce garçon paralysé
du bas et que son frère Hassan porte sur son dos, ne laissant à
personne d’autre le soin de s’occuper de lui, cette très jeune fille
qui a réussi à emporter avec elle son chat, mais ce dernier est mis
en quarantaine pendant six mois, et Pietro Bartolo réussira à le
lui faire ramener en Allemagne où elle a trouvé refuge, et puis ce
jeune Nigérian qui refuse de laisser examiner ses parties intimes et
dont le docteur découvre avec effarement qu’on lui a tranché le
pénis...
Autant
d’anecdotes pathétiques qui donnent lieu à des réflexions sur
nos responsabilités : "La peur ne doit pas nous
conditionner. Nous devons ouvrir nos portes, nos maisons." Et
les Lampédusiens le font, à l’exemple de leur formidable médecin.
Pietro Bartolo donne son avis aussi sur les responsabilités
générales de la politique aberrante de l’Union européenne, sur
celle des médias avides de sensationnalisme et si peu de morale
humaine : "qu’on ne vienne pas me parler de la prétendue
différence entre migrants économiques et réfugiés. Car ce
raisonnement, dont les médias se font l’écho, a le don de me
mettre en colère." Pietro Bartolo, souvent confronté à son
désarroi impuissant, bouillonne de colère, en effet : "Voir
les images de la reconduite à la frontière me fait pleurer de rage.
Des milliers de personnes ont fui l’enfer et on les oblige à faire
demi-tour, sans aucune pitié. Comment un simple bout de papier
peut-il sceller le destin d’innombrables vies humaines ? Et
comment peut-on faire de grands sourires devant l’objectif des
caméras, juste après ça ?"
Il
va jusqu’à faire des comparaisons qui peuvent sembler terribles,
mais qui me semblent justifiées : "Les conditions dans
lesquelles voyagent les migrants, dans le désert et sur la mer,
ressemblent à celles des déportés dans les trains de la mort.
Quant à ceux qui veulent bâtir des murs et expulser les réfugiés,
leur attitude n’est pas si éloignée de celle des collaborateurs
d’Hitler que la philosophe Hannah Arendt a appelés « les
hommes banals »." On a trop tendance à oublier
aujourd’hui la banalité du mal qui peut aller loin : ainsi la
scène où des militaires tabassent deux migrants pris au hasard, et
que Pietro Bartolo arrive à sauver de justesse.
Ce
livre coécrit par une journaliste est aussi une formidable leçon de
vie. Il est dur, jamais complaisant envers les puissants de ce monde,
envers l’égoïsme des nantis érigé en règle de vie. Il montre
qu’avec de la volonté, on peut aller loin dans la bienveillance,
dans la délicatesse, dans l’amour du prochain tout simplement,
qu’on peut remuer des montagnes. Et que ça fait du bien, de voir
ça. Car, en aidant les migrants, nous nous aidons nous-mêmes !
Le
livre-cadeau idéal pour les fêtes !
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