Quand je m’imagine vieille, vraiment vieille, quand j’essaie de me projeter dans quarante ou cinquante ans, ce qui me paraît le plus douloureux, le plus insoutenable, c’est l’idée que plus personne ne me touche. La disparition progressive ou brutale du contact physique…
(Delphine de Vigan, Les gratitudes, J.C. Lattès, 2019)
C’était une reine, c’était notre reine, c’était surtout ma reine.
Elle était pourtant vieille, petite et boulotte, mais pour nous, ses petits-enfants, c’était notre reine. Quand elle préparait la soupe, avec notre aide, il fallait la voir éplucher les légumes, de la même façon qu’elle nous déshabillait pour le bain hebdomadaire du samedi soir. Quand venait la saison des crêpes, elle nous apprenait à prépare la pâte, et ensuite à faire sauter les crêpes dans la poêle comme de petites lunes rondes. Quand le soir venait, elle nous endormait avec les petites histoires de son enfance à elle, qu’elle racontait de sa voix caressante.
Bien sûr, nous faisions des bêtises. Elle surgissait silencieusement comme un chat chassant les souris et nous attrapait pour nous gronder. Mais quand nous avions nos petits chagrins, c’est dans les doux coussins de sa grosse poitrine qu’on venait se blottir entre ses bras refermés. On savait qu’on serait consolés, car nous étions des enfants, et elle était notre grand-mère, qui vivait avec nous, tel un roc sur lequel on pouvait s’appuyer.
Quand elle nous emmenait avec elle dans la forêt, on aurait dit une poule avec ses poussins. Elle nous enseignait la nature, et nous apprenions à reconnaître les champignons, les arbres, les oiseaux, les fleurs, à ramasser des châtaignes, à cueillir les mûres, à observer les écureuils. Elle ne cherchait pas à nous perdre comme le petit Poucet dont elle nous avait conté l’histoire, elle nous parlait des promenades de son enfance à elle. Et nous n’avions pas peur.
Elle nous parlait de ses morts, et souvent de son mari mort à la guerre, et alors ses yeux devenaient du brouillard, et parfois même des larmes de pluie. Et, comme on lui posait la question fatale : « Dis, Mamie, qu’est-ce qu’on devient après la mort ?" Elle nous répondait à chaque fois : « On emporte les morts au cimetière, on nous met sous la terre ; certains disent que notre âme va au ciel ! » Puis elle ajoutait : « Je vais vous dire un secret, les enfants ! Les morts sont peut-être sous terre ou dans le ciel, mais en vérité, ils sont là. » Et elle se frappait la poitrine : « Ils sont dans le cœur de ceux qui les ont aimés. » Alors, nous la consolions : « Alors, notre grand-père, garde-le bien au chaud dans ton cœur, Mamie ! » Et notre reine essuyait ses larmes et nous disait : « Vous avez tout compris. »
Les soirs d’hiver, après le dîner, quand on avait relevé le couvert, et laissé Maman faire la vaisselle, elle organisait les jeux : tantôt les dominos, tantôt le jeu de l’oie, ou bien les petits chevaux ou les dames, la bataille, le loto et tant d’autres qu’elle nous avait appris, et qu’elle agrémentait de son sourire qui sentait aussi bon que son eau de Cologne. Elle retrouvait alors son âme d’enfant et nous apprenait à perdre ou à gagner dans la bonne humeur. On allait dormir tranquille dans nos lits où elle venait nous border.
Plus que mon père, plus que ma mère, elle savait s’y prendre avec les enfants, elle avait davantage de patience, et ne s’offusquait pas de nous voir chahuter. C’était une forteresse et, sous sa garde, on se savait imprenables. Ses yeux, ses yeux surtout, étincelaient et nous illuminaient. Cinquante ans après sa mort, ils brillent toujours !
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