Tomber amoureux maintenant, c’est un soin palliatif de misère. Prétendre que la vie bat son plein, qu’on est au sommet de son existence. Ce sommet que tout le monde est censé avoir envie d’atteindre. […] Elle en a vu, des vieux qui voulaient revenir à leurs grands jours. Qui faisaient semblant, même au prix d’un effort surhumain. Les éclats de rire pour tromper la mort…
Halldóra Thoroddsen, Double vitrage, trad. Jean-Christophe Salaün, Bleu & Jaune, 2021)
Il se trouve que j’ai lu ce roman islandais, emprunté à la bibliothèque, et qui évoque justement la vie difficile d’une femme âgée solitaire, roman assez dur, et qui laisse peu de place à la possibilité d’un dernier amour. Et que j’ai vécu récemment moi-même une histoire d’amitié avec F., de trois-quatre ans plus jeune que moi, dont j’ignorais qu’elle était atteinte d’une récidive de la maladie qui a causé sa mort en décembre dernier. Quand nous nous étions rencontrés, j’ai tout de suite senti qu’elle voulait plus que de l’amitié. Elle s’est heurtée à un refus de ma part, et je m’en veux un peu, j’ai presque l’impression de me sentir coupable de ne pas avoir accédé à son désir. Je n’avais pas encore vu les deux films dont je vais parler, deux films admirables et qui ont accentué mes remords...
Dans Les jeunes amants, Carine Tardieu nous conte la passion (il n’y a pas d’autre mot) qui se noue entre Shauna (Fanny Ardant, sublime), une femme âgée de 70 ans, élégante, gracieuse, indépendante, généreuse, libre (elle a eu une fille, elle est grand-mère), qui fut architecte et qui n’attend plus grand-chose de la vie, et Pierre, un médecin de quarante-cinq ans (Melvil Poupaud, excellent lui aussi), marié, deux enfants. Ils se rencontrent à l’hôpital où il travaille, elle est venue au chevet d’une de ses amies, mourante et qu’il n’a pas pu sauver. Rencontre sans lendemain, car elle disparaît. Ils se retrouvent quinze ans plus tard, en Irlande, dans la maison où Shauna est née et dont elle a hérité.
Le film est un hymne à la liberté d’aimer, envers et contre tout, contre les préjugés, la bien-pensance et l’hypocrisie ambiante : car enfin, personne n’ose condamner un homme de soixante ans et plus de s’amouracher d’une femme de vingt-cinq ans de moins que lui ! La cinéaste se bat contre ce qui est prétendument normal et contre toute discrimination. Shauna elle-même va devoir se battre contre les maux qui l’assaillent (maladie de Parkinson) ; elle n’a plus envie de faire face aux jugements malveillants sur sa liaison avec Pierre et rompt assez brutalement. Le médecin tombe dans une grave dépression, il n’a plus goût à rien. Il a trouvé dans cette liaison une tendresse, et peut-être une liberté, qu’il ne connaissait pas.
L’histoire est inspirée d'un scénario de Sólveig Anspach (cinéaste, auteur de Lulu femme nue et de L’effet aquatique) qui rêvait de le mettre en scène, elle mourut d’un cancer avant. La maladie (Pierre est oncologue dans un hôpital), la mort sont ici très présentes. Alors qu’on s’extasie aujourd’hui sur la jeunesse triomphante, voir un couple inattendu, mais radieux, de 45/70 ans, fait plaisir à voir. La bande sonore (Chopin, Bach, entre autres) est formidable et la musique ponctue amoureusement, si j’ose dire, ce film d’amour aussi surprenant que merveilleux et douloureux.
La veille, j’avais vu Vous ne désirez que moi, de Claire Simon (tiens, une autre femme cinéaste), d’après les entretiens que Yann Andrea (dernier compagnon de Marguerite Duras) avait eus avec la journaliste Michèle Manceaux en 1982 et qui ont été publiés sous le titre Je voudrais parler de Duras. Là, c’est donc une histoire vraie, plus extraordinaire encore : trente-huit ans d’écart entre le jeune homme et la vieille écrivaine, âgée de près de près de soixante-dix ans quand ils commencent à vivre ensemble.
Donc le film est constitué par l’interview de Yann (l’extraordinaire Swann Arlaud) par Michèle (Emmanuelle Devos, tout aussi lumineuse) dans la maison de Duras. Marguerite n’apparaît pas dans le film, mais on sait sa présence au rez-de-chaussée. On ne voit Duras que dans des archives, aucune actrice ne joue son rôle. C’est surtout Yann qui parle et dresse finalement le portrait de Duras, de leur couple, de leur passion amoureuse, tels qu'il les voit. La journaliste n’intervient que pour le pousser dans ses retranchements. Même s’il a eu quelques aventures féminines, il sait qu’il est profondément homosexuel et ne l’a pas caché à Marguerite dont il connaît et a lu tous les livres, vu les films (en particulier India song, dont quelques plans, ainsi que la musique obsédante parsèment le film) et à qui il a écrit pendant huit ans, avant qu’elle le convie à venir la trouver à Trouville-sur-mer, où elle passe l’été à l’hôtel. Bien sûr, elle l’impressionne, mais il est subjugué, même si l’amour est inégal : c’est une passion, mais Duras est en position dominante et peu à peu, elle le soumet à tous ses désirs, en toutes les matières : nourriture, habillement, sexualité, écriture. Ce qui fait qu’il est partagé entre l’admiration amoureuse qu’il a pour elle et l’envie de fuir. Car il est obligé de renoncer à être lui-même. Pourtant il resta auprès d’elle jusqu’à sa mort (quatorze ans plus tard), car elle ne peut se passer de lui, dans une relation fusionnelle abolissant toutes les conventions normatives.
Ponctué de dessins d’ébats sexuels, d’extraits de films (dont un film de Lelouch avec Annie Girardot vieillissante) et d’archives (entretiens ou émissions de télé où Marguerite Duras apparaît), le film est aussi un hommage à la liberté d’aimer envers et contre tout. Les deux comédiens, Emmanuelle Devos et Swann Arlaud, sont extraordinaires. La caméra saisit parfois la détresse du regard de Yann, capte la pensée de Michèle, qui donne l’impression que c’est avec l’œil qu’elle l'écoute. La dévotion de Yann pour Marguerite transparaît dans toute sa splendeur. Bien évidemment, Vous ne désirez que moi, plus difficile à suivre que Les jeunes amants, plus littéraire aussi, bien qu’étant une œuvre lumineusement réussie, séduira avant tout les admirateurs inconditionnels de Marguerite Duras, dont je suis. J’en suis sorti foudroyé.
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