jeudi 10 février 2022

10 février 2022 : homophobie et sport

 

Andromaque :

Les grands malheurs ont l’avantage

De vous libérer de la crainte (scéne 7)

(Sénèque, Les Troyennes, trad. Florence Dupont, Actes sud, 2018)


La narration de cette autobiographie, Adieu ma honte, est chronologique, de l’enfance à l’âge d’homme. On assiste à l’éveil d’un petit garçon des cités, dont le père meurt quand il huit ans, et qui est élevé par la mère et ses quatre sœurs : il est le petit dernier. Bien évidemment, il est confronté à de nombreuses injustices et discriminations, mais l’enfance et la jeunesse vont être illuminées par la passion du ballon rond. On entre d’autant plus facilement dans sa tête qu’il ne nous cache pas, à nous lecteur, le secret qu’il découvre dès l’âge de huit ans : bien que souhaitant devenir footballeur, bien que musulman, il se rend compte qu’il aimera les garçons. C'est un drame, une honte qu’il va garder en lui longtemps et qui va lui gâcher son adolescence, où il va s’efforcer de paraître hétérosexuel, voire homophobe !

On est scotché par ce récit. Ouissem Belgacem, aidé de Éléonore Gurrey (qu’on trouve aussi sur la couverture et qu’il remercie chaleureusement à la fin du livre, ce qui est rare) se montre un conteur magnifique. De famille modeste, il vit son enfance dans un quartier populaire d'Aix, la Cité Beisson, il est donc d'origine maghrébine, premier handicap, de tradition musulmane (il restera croyant, mais plus tard, il découvrira que c’est difficile pour lui de "partager [s]a religion et ses valeurs. Dans l'esprit de la plupart des gays, l'islam est uniquement associé à un dogme homophobe et persécuteur. Comment leur en vouloir, quand certains pays musulmans appliquent aujourd'hui la peine de mort pour les homosexuels, au nom de la charia ?"), et se découvre gay, catégorie honnie tant dans le quartier et la religion que dans le football, comme il va le découvrir quand il intègre le centre de formation du Toulouse FC dans l’espoir de devenir footballeur professionnel

 


Il était bon élève (comme moi, il a sauté le CE1) et pourra aussi préparer le baccalauréat, puis continuer des études supérieures. C’est le premier déchirement, s’éloigner des repères de l’amour familial, des amitiés et de la solidarité du quartier, loin des clichés des cités (drogue, racaille, délabrement, enfants livrés à eux-mêmes). Mais c'est aussi le début du rêve et un voyage qui le mûrit, la rencontre de jeunes footballeurs avec qui il noue de solides liens, et de coaches bienveillants (il en perçoit un comme un père de substitution). Le centre de formation, avec son rythme intensif d’entraînement, a pour finalité de décrocher le graal : devenir joueur professionnel. Ouissem s'entraîne dur, est payé et peut envoyer de l’argent à sa mère. Mais la sélection est implacable, et le secret qui le hante va le desservir. On ne peut pas vivre éternellement dans le déni de sa nature profonde. Malgré les amis, les camarades, à qui il donne le change, il vit mal dans sa tête, consulte des psys dans l’espoir de changer sa sexualité, car son lourd secret est à la fois contre sa foi, ses valeurs familiales et il est impensable avec son ambitions de devenir footballeur professionnel. On n'a jamais vu un footballeur pro homosexuel ou l’avouant ! L’homophobie est la règle dans ce sport.

Il essaie de s’hétérosexualiser, a une liaison avec une fille. Mais, pour arriver à s’exciter pendant l'amour, il doit rester dans le noir et fantasmer sur des mecs ! Il a beau prier, jeûner, s’abstenir pendant quatre mois de se masturber… S’imposer en quelque sorte une conversion forcée, sauver les apparences en couchant avec une fille (et en veillant à ce que ça se sache), c’est comme vouloir changer de peau et surtout de mental. Or, dans le sport de haut niveau, il n’y a pas que le corps qui compte, l’esprit aussi (dirai-je aussi le fond de l'âme, le soi). La lutte constante contre ses vrais désirs le fatigue, le déroute, le lamine. Ses performances s’en ressentent. On le change de position, car sa croissance est finie, et il lui manque 5 mm pour faire le mètre 80 nécessaire pour être défenseur central. Deux ans après, à vingt ans, il décide d’arrêter le football : "J'ai potentiellement un bel avenir de sportif devant moi. Mais je sens que je ne peux pas continuer à mentir, à me nier, à agir comme si ma sexualité était véritablement une maladie".

Je vous laisse découvrir la suite. Adieu ma honte est un récit exceptionnel qui pourra peut-être aider certains jeunes gays à s’assumer pleinement ? Le livre indique clairement qu’on ne choisit pas d’être homosexuel, que ce n’est pas une maladie dont on peut se soigner. Dix ans après avoir quitté la compétition, il avoue son secret à son ancien coach qui lui dit : "T’as bien fait de pas le dire… Dans cet environnement, c’était la meilleure chose à faire. […] Si tu l’avais dit, le club se serait débrouillé pour te faire sortir". Même dans sa vie ultérieure, Ouissem a dû cacher son homosexualité pour ne pas mettre sa start-up en faillite, en faisant fuir clients et financeurs.

Quant à l'homophobie dans le football professionnel (et chez les supporters), il y a beaucoup à faire. Ce livre pourra peut-être y aider. Mais l’homophobie ordinaire peut par ailleurs se doubler du racisme : "Combien de fois, parce que je refuse des avances, je reçois en réponse : « Sale bougnoule de merde, tu te prends pour qui ? » Le cumul de la minorité sexuelle et de la minorité raciale n'est pas de tout repos". J'ai appris en outre dans ce livre plein de choses sur le foot, sur l'intégration (et ses difficultés), sur le déracinement, et sur la vie à l'étranger, où part notre héros quand il quitte le foot. Et sur l'Angleterre et Londres, où il se refait une vie sans honte.

 

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