mercredi 11 décembre 2019

11 décembre 2019 : le retour des sorcières : chouette !



subvertir enfin les mille ruses rhétoriques qui permettent de minimiser sans cesse les violences [que les femmes] subissent.
(Mona Chollet, Sorcières, la puissance invaincue des femmes, Zones, 2018)


Heureux sont ceux qui ont des amis, et des amis qui leur font connaître des livres. Car, dans la folie productive actuelle de l'édition (quelques 80000 titres paraissent chaque année en France, quand la capacité d’un grand lecteur va jusqu’à 3 ou 4 livres par semaine, soit 200 par an = 0,25 %, et encore un grand lecteur lit ou relit souvent des œuvres du passé proche ou lointain !), qui peut se targuer de ne pas passer à côté d’un livre ? Et d’un livre qu’on a justement envie de lire ? Merci donc à l’ami G. qui m’a fait déguster l’excellent livre de Mona Chollet, Sorcières, la puissance invaincue des femmes, paru chez Zones il y a déjà plus d’un an, en 2018, et qui ne semble pas encore exister en "poche". Ce qui ne m’étonne guère, car ce livre est particulièrement subversif dans la défense des femmes, notamment des célibataires qui ne souhaitent pas avoir d’enfants, des femmes intellectuelles, des minorités raciales ou sexuelles, des femmes maltraitées par la médecine (en particulier lors des accouchements, mais pas que) et aussi des femmes vieillissantes comme si l’idéal était ces "femmes quasi toutes remastérisées [dont] la chirurgie esthétique [] nous donne une vision cocasse [], une femme qui aurait le moins changé possible en vingt-cinq ans, pas de rides, pas de mou, pas de cheveux blancs comme si changer était vraiment la chose à ne pas faire".


L’auteur prend pour point de départ les procès en sorcellerie qui, comme par hasard, ont débuté vers la Renaissance et ont culminé aux 17e et 18e siècles, avec les progrès de la raison, au détriment de la tradition. Les sorcières "illustrent d’abord l’entêtement des sociétés à désigner régulièrement un bouc émissaire à leurs malheurs". Chemin faisant, Mona Chollet fait un sort à tous ces rationalistes froids et calculateurs, devenus aujourd’hui des experts qui inondent les médias : "Quand un système d’appréhension du monde qui se présente comme suprêmement rationnel aboutit à détruire le milieu vital de l’humanité, on peut être amené à remettre en question ce qu’on avait l’habitude de ranger dans les catégories du rationnel et de l’irrationnel", rappelle-t-elle, rejoignant ici le combat des éco-féministes. Elle fustige aussi les médias dont "la raison d’être […] est souvent l’idéologie et non l’information : études biaisées reprises sans aucun regard critique, toute absence de scrupules et de rigueur, paresse intellectuelle, opportunisme, sensationnalisme, panurgisme, fonctionnement en circuit fermé hors de tout lien avec une quelconque réalité…" Avec cet exemple flagrant (entre mille autres) : le titre d’un fait divers « Il met le feu à sa femme et incendie l’appartement », montre que le journaliste "semble presque trouver cocasse la maladresse du mari", "comme si la victime était un bien meuble et comme si l’information essentielle était l’incendie de l’appartement".
Elle note : "Je formule et reformule sans cesse une critique de ce culte de la rationalité (ou plutôt pour ce qu’on prend pour de la rationalité) qui nous paraît si naturel que nous ne l’identifions souvent même plus comme tel. Ce culte […] nous amène à concevoir [le monde et ses habitants] comme un ensemble d’objets séparés, inertes et sans mystère, perçus sous le seul angle de leur utilité immédiate, qu’il est possible de connaître de manière objective et qu’il s’agit de mettre en coupe réglée pour les enrôler au service de la production et du progrès". On le voit aujourd’hui avec la déforestation et la recherche des minerais, qui entraînent une domination des trois quarts du monde par une petite minorité qui y fait la loi, en se présentant comme rationnelle face à des peuplades soi-disant infantiles, inconséquentes, désordonnées. Sous couvert de rationalité, on est dans la "croyance naïve et absurde dans la possibilité de séparer le corps de l’esprit, la raison de l’émotion [ce qui conduit à une] intolérance à l’ombre, au flou, au mystère [pour finir par cette] impression générale de marchandisation morbide" dans laquelle on vit. Elle conclut que "derrière la voix de la raison se dissimule en réalité celle de l’autorité, intimidante, paralysante", et particulièrement violente devant tout ce qui la menace. En filigrane, j’y ai vu en particulier cette violence d’état contre les gilets jaunes en France, les indépendantistes catalans en Espagne, la minorité kurde en Turquie, les Gazaouis en Palestine, les Mapuches au Chili (la liste mondiale serait longue, mais comme je ne veux pas être un donneur de leçons, j’ai cité la France en premier).


Et, bien sûr, violence contre les femmes qui refusent la norme, et d’abord la maternité, ces "apostates du conjugal" qui osent exister "hors du regard de l’autre car leur solitude est peuplée d’œuvres et d’individus, de vivants et de morts, de proches et d’inconnus dont la fréquentation – en chair et en os ou en pensée à travers des œuvres – constitue la base de leur construction identitaire". Ces sorcières en somme, qu’elles soient homosexuelles, ou femmes libres, refusant de faire "des enfants pour prouver qu’on baise (ce qui fait cher payer la minute de frime, à mon avis). Ou pour prouver qu’on n’est pas gay, s’autorisant par là à se montrer discrètement homophobe". Quand ce n’est pas la violence, c’est une pitié condescendante "à l’égard des femmes célibataires [qui] pourrait bien dissimuler une tentative de conjurer la menace qu’elles représentent". Et ces médecins qui se croient tout permis, du haut de leur savoir prétendument rationnel et qui oublient "de considérer le patient [et davantage encore la patiente, en particulier dans les accouchements] comme une personne, comme un égal, [car] c’est aussi s’exposer à éprouver de l’empathie, c’est-à-dire – horreur – de l’émotion", si justement dénoncés par Martin Winckler dans Les brutes en blanc (je vous renvoie à ma page du 9 août 2018).


Le livre est une dénonciation du patriarcat, car la sorcière était celle qui terrifiait les hommes et leur domination, notamment par ses étonnants savoirs en botanique, de guérisseuse (les médecins du 17e siècle, si justement raillés par Molière, ont fini par les évincer) ; et aujourd’hui, c’est celle qui ne se marie pas, celle qui n'a pas d'enfant, celle qui a un emploi ou une activité en dehors du foyer, et avant tout celle qui est financièrement autonome, comme Simone de Beauvoir l'avait signalé. Mona Chollet note que, "désormais libres, en théorie, et d’accumuler elles aussi du pouvoir économique et social, les femmes en sont souvent empêchées par le fait qu’elles restent définies par la conjugalité reproductive". On en revient toujours à la norme qui empêche beaucoup d’entre elles de devenir l'égale de l'homme. Elle cite de nombreuses penseuses et écrivains féministes et m’a donné envie de lire au moins deux livres ; No kid, de Corinne Maier ("Si je n’avais pas d’enfants, je serais en train de faire le tour du monde avec l’argent que j’ai gagné avec mes bouquins. Au lieu de ça, je suis assignée à résidence chez moi […] Tout ça pour des gosses qui me prennent pour leur bonniche. Certains jours, je regrette, et j’ose le dire") et La femme et le docteur Dreuf de la Suédoise Mare Kandre. Un livre qui donne envie d’en lire d’autres, pour moi c’est un des petits bonheurs chers à Félix Leclerc.



Aucun commentaire: