la
télévision a pris le contrôle à peu près total des relations
entre individus d’une même société – livres et radios sont
presque devenus marginaux – avec comme projet exclusif le
divertissement, l’entertainment,
alors la langue s’appauvrit, perd ses nuances et sa complexité, et
l’idée de l’effort nécessaire pour acquérir une culture ou un
savoir tend à disparaître…
(Michel
Rocard,
préface de Neil
Postman,
Se distraire à en mourir,
trad. Thérésa de Chérisey, Nova, 2010)
Notons
que le livre de Postman date de 1985, même s’il n’a été
traduit qu’en 2010. Il faudrait aujourd’hui ajouter "internet"
et "le smartphone" à "la télévision" qui ouvre
le commentaire que fait Michel Rocard du livre prophétique de
Postman. Dom Jean-Pierre Longeat, père abbé de l’abbaye
Saint-Martin de Ligugé notait dans Paroles
d’un moine en chemin : entretiens avec Monique Hébrard
(Albin Michel, 2005) : "Et
puis il est tellement facile d’étouffer tous ceux qui ont une
parole un peu prophétique et donc susceptible de gêner le
développement économique de ceux qui tirent profit de la
situation", ici l’étouffement étant d’avoir retardé la
traduction en français de ce livre exceptionnel pendant vingt-cinq ans.
Je
viens de lire ces Paroles
d’un moine en chemin
que
m’a aimablement prêté Yvette, ma nouvelle connaissance de la Tour
Mozart, âgée de 85 ans, et qui ne peut plus se déplacer que
difficilement avec son déambulateur. Il se trouve que cette dame a
fait des études approfondies de théologie, après avoir élevé
sept enfants, et s’est occupée des cours de catéchèse dans le
collège privé où enseignait mon frère Michel. Elle m’a appris
qu’elle l’avait bien connu et qu’elle avait assisté aux cours
d’éducation physique de détente qu’il donnait bénévolement au
personnel volontaire du collège : encore une chose que
j’ignorais et qui rehausse mon frère dans mon esprit.
Jean-Pierre
Longeat répond aux question incisives de
la journaliste et approfondit avec profondeur la spiritualité et le
cheminement d’un moine dans une abbaye bénédictine. Il reste très
attaché à la vie de sa communauté, et il sait que présider au
destin du monastère ne le rend pas supérieur aux autres : "La
présidence perçue
comme un honneur personnel est vraiment dérisoire, et on sent vite
l’incongruité de ce sentiment" (d’autres "présidents"
pourraient en prendre de la graine, il est vrai qu’ils ne sont pas
dans le cadre de la spiritualité). Musicien avant d’entrer en
religion (il jouait du hautbois et s’efforce encore d’en faire
régulièrement), il est effrayé par ce qu’est devenue la
musique : elle "n’est pas, comme l’a induit longtemps
la culture française, un divertissement secondaire qui meuble, un
bruit de fond qui console", comme semblent se le figurer tous
les adeptes du smartphone et des écouteurs vissés aux oreilles. Il
est vrai qu’il est à bonne école, à Ligugé, avec la liturgie
sacrée et le magnifique chant grégorien, comme j’ai pu l’entendre souvent
avec Claire, puis maintenant avec Odile, quand nous allons écouter
les
vêpres avec
recueillement.
Bien
que moine, il reste aux écoutes du monde extérieur, constatant en
voyant les "retraitants" (chacun peut aller faire une
retraite de quelques jours à l’abbaye) les difficultés de tous :
"En
fait nous sommes un peu perdus dans ce monde, nous communiquons pour
essayer de nous dire les uns aux autres où nous sommes et vers quoi
nous allons", ce
qui reste difficile aussi pour les moines qui passent pourtant leur
vie en prière et en observant une règle très précise.
Mais il constate des
difficultés plus grandes à l’extérieur : "Comment
voulez-vous qu’une société aussi incohérente que la nôtre,
vivant sur la puissance de l’argent, puisse ne pas se trouver
devant des problèmes insolubles de références fiables ?"
Cette absence de références vient en partie de l’appauvrissement
du langage et aussi de l’effacement du passé : "Or on ne
peut pas faire table rase du passé. Il nous habite. Il nous a amenés
là où nous sommes", et c’est bien là que le bât blesse
dans notre monde presque totalement déchristianisé où, pour donner
un exemple en cette période de Noël, il est difficile de trouver un
enfant ou un adolescent qui sache avec précision ce que signifie
Noël.
Et
il constate aussi que vivre dans un monastère ne met pas
complètement à l'abri de l’extérieur et ne permet pas toujours de prendre en compte le
problème du mal : "Tout autour de nous règne la loi du
plus fort, que nous percevons comme un mal. Dans ce contexte, ce qui
m’étonne, c’est le bien, c’est qu’un être puisse sourire à
un autre ou qu’un échange d’amour soit possible". Et il
retrouve ici la connivence avec l’humanisme d’un
Jean Rostand : celui-ci, "qui était agnostique, sinon
athée, et qui disait : « Ce qui m’étonne dans le
monde, c’est moins le mal que le bien. Pourquoi y a-t-il du
bien ? » En effet, le bien est tout aussi surprenant que
le mal", conclut notre humaniste chrétien, qui pense que le
christianisme a encore beaucoup à apporter sur notre terre, à
condition que nous remettions "en cause nos réflexes de
« justes » tellement satisfaits".
Une
lecture roborative, et il n’y en a pas tant que ça !
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