Il
plaisait au tyran de se voir comparé aux plus hautes figures de
l’Histoire par des ministres obséquieux et des subordonnés
soumis, civils et militaires, qui savaient que par la flatterie ils
obtiendraient sa faveur et, avec elle, la fortune et les honneurs.
(Alcides Arguedas, Race de bronze, trad. Marcelle Auclair et al., Plon, 1960)
(Alcides Arguedas, Race de bronze, trad. Marcelle Auclair et al., Plon, 1960)
Race
de bronze est un roman épique,
tragique et qui raconte, "au-delà des amours de Wata-Wara et
d’Agiali, le malheur du peuple indien et la marche, aiguillonnée
par la haine et la vengeance, vers la révolte et la vengeance",
nous dit André Maurois dans l’excellente préface qu’il donne à
ce livre surgi de Bolivie dans
les dernières années du XIXe siècle et dans sa version définitive
en 1919. Le vieux chef de la communauté indigène, Choquehuanka,
après des années de soumission, pleure la mort de Wata-Wara,
violentée par des colons blancs, ne peut plus tenir ses troupes
avides de vengeance : "Depuis peu mes yeux se sont fatigués
de voir une telle cruauté et une si grande injustice. À chaque pas
que je fais sur cette terre, il me semble la sentir imprégnée du
sang de mes semblables. Je ne m’étonne pas de la rigueur des
blancs. Ils ont la force et ils en abusent".
Les
amours de la bergère Wata-Wara et d’Agioli sont marquées du sceau
du viol et de la mort. La jeune fille, envoyée chez le cholo (métis
et contremaître du patron blanc) subit le viol, droit de jambage que
ce dernier réserve à toutes les jeunes vierges indiennes. Agiali,
absent, avait été envoyé en mission pour aller chercher des
semences dans la vallée, en compagnie de trois autres Indiens.
Victime des inondations, Mamuno le seul des quatre à connaître le
chemin, est emporté par la crue en traversant un gué difficile. Sa
mort horrible est la prémisse de la révolte à venir. Au retour,
Agioli découvre sa fiancée enceinte du viol. Il ne souhaite pas
garder l’enfant et, à ses risques et périls, Wata-Wara avorte et
le fœtus est donné en pâture aux porcs. Le mariage suit, donnant
lieu à une fête fastueuse, car on s’endette souvent à vie pour
célébrer une noce. C’est dire que l’histoire d’amour est loin
d’être idyllique.
Je
n’en raconte pas plus. On voit ici les Indiens spoliés, opprimés,
humiliés, brimés, battus à mort parfois selon le bon plaisir des
patrons blancs et de leurs sous-fifres. Mais la fierté de leur race
subsiste cependant. Dans les grandes propriétés des colons blancs,
ils ne sont que tenanciers d’un petit lopin et doivent travailler
pour les maîtres qui se croient une espèce
supérieure : "Pourtant,
quand ils se comparaient aux Indiens, ils se considéraient comme des
êtres infiniment supérieurs, d’une essence différente. […] Ils
avaient vu [l’Indien] dès le berceau, humble, misérable, rusé.
Ils croyaient que c’était son état naturel. [Et] il fallait
obligatoirement ici que les Indiens fussent employés à ces tâches [les plus humbles],
avec ou sans rétribution".
Cependant, chez les Blancs,
naît de temps en temps un poète, comme ici Suarez (alter ego de
l’auteur) qui tente de défendre les Indiens, et tisse de belles
légendes incas inaudibles pour ses congénères. La majorité des
patrons, avides, savant qu’ils ont pour eux "des armes, des
soldats, des policiers, des juges", alors
que les Indiens n’ont "rien, ni personne pour les défendre".
Par
ailleurs, ils ont réussi à mettre de leur côté les cholos, ces
métis qu’ils ont envoyé faire des études (devenus des
"transfuges de classe" selon la terminologie d’Annie
Ernaux) et leur attitude fait dire au vieux Choquehuanka que "les
lettres cachent peut-être un poison violent, puisque ceux de notre
caste qui les connaissent deviennent d’autres hommes, renient
leurs origines, et en arrivent à utiliser leur savoir pour nous
exploiter aussi". Bref, voilà un roman aussi brutal que la
réalité qu’il décrit. En le lisant, on n’est pas surpris des
événements récents de Bolivie :
le
pouvoir n’a, hélas, guère changé depuis. L’oligarchie des
nantis et privilégiés blancs et métis est capable de tout pour
maintenir leurs primautés, passe-droit et avantages divers, fût-ce
à coups d’état si fréquents dans ces pays-là.
Des
jours sans fin,
roman récent écrit par un Irlandais, est en fait un western de
tonalité assez proche du roman bolivien. Il
raconte l'histoire de deux hommes dans
l'Amérique du nord
des années 1850 et
1860.
L'émigré
irlandais Thomas McNulty, échappé
à douze ans à
la
grande famine irlandaise des années 1840 (qui tua son père, sa
mère et sa sœur) rencontre John Cole, à qui le lie bientôt une
solide amitié amoureuse. Pour éviter de crever la dalle, après
avoir été saltimbanques travestis en femmes dans un saloon, ils
s’engagent
dans l’armée
et
prennent
part aux guerres
contre les Amérindiens
puis à la guerre contre les sudistes. De
la Guerre indienne, ils rapportent une jeune fille, Winona, rescapée
du massacre de son clan, nièce du grand chef sioux
Celui-Qui-Domptait-Les-Chevaux.
Ils
l’ont adoptée.
Quand
la guerre civile éclate, avant de se réengager dans l'armée nordiste, ils envoient Winona chez leur mentor du
saloon, chargé de veiller à sa sécurité et de parfaire son
éducation : elle va chanter. Capturés par l’armée confédérée, Thomas et John échappent de peu à la mort par pendaison ou famine. Sauvés par
un échange de prisonniers, ils reprennent leur spectacle de
travestis puis vont s’installer avec Winona dans le Tennessee chez
un ancien soldat qui fut leur ami lors des guerres indiennes et qui a
repris une plantation de tabac.
Là
aussi, je n’en raconte pas plus. C’est un livre magnifique qui
montre la brutalité des mœurs de l’époque, par exemple lors de la
traversée en bateau d’Irlande jusqu’aux Amériques, la
cruauté et de l’infamie des guerres indiennes, l’horrible
boucherie de la Guerre de sécession et des camps de prisonniers.
Mais il y a la beauté des paysages et l’humanité (notamment
celle des deux héros et de quelques comparses)
qui se déploie malgré tout sur le fond des violences quasi
permanentes. Comme en Bolivie, les grands colons du sud ne font pas
dans la dentelle : devenus officiers, ils massacrent allègrement
les "nègres"
prisonniers qui avaient eu le malheur de s’engager dans l’armée
nordiste. Par ailleurs, l’idylle homosexuelle, plus ou moins
cachée, des deux amis, est évoquée avec brio et
peut amener les derniers intolérants lisant ce livre à s’interroger
sur les motifs de leur rigidité d'esprit. De même le racisme anti-indien
ou anti-nègre, forcément réaliste pour l’époque, nous paraît
d’une injustice absolue aujourd’hui. Merci à l'ami G. de m'avoir fait connaître ce livre pour mon anniversaire proche !
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