dimanche 8 décembre 2019

8 décembre 2019 : le racisme colonial. 2


Il plaisait au tyran de se voir comparé aux plus hautes figures de l’Histoire par des ministres obséquieux et des subordonnés soumis, civils et militaires, qui savaient que par la flatterie ils obtiendraient sa faveur et, avec elle, la fortune et les honneurs. 
(Alcides Arguedas, Race de bronze, trad. Marcelle Auclair et al., Plon, 1960)


Race de bronze est un roman épique, tragique et qui raconte, "au-delà des amours de Wata-Wara et d’Agiali, le malheur du peuple indien et la marche, aiguillonnée par la haine et la vengeance, vers la révolte et la vengeance", nous dit André Maurois dans l’excellente préface qu’il donne à ce livre surgi de Bolivie dans les dernières années du XIXe siècle et dans sa version définitive en 1919. Le vieux chef de la communauté indigène, Choquehuanka, après des années de soumission, pleure la mort de Wata-Wara, violentée par des colons blancs, ne peut plus tenir ses troupes avides de vengeance : "Depuis peu mes yeux se sont fatigués de voir une telle cruauté et une si grande injustice. À chaque pas que je fais sur cette terre, il me semble la sentir imprégnée du sang de mes semblables. Je ne m’étonne pas de la rigueur des blancs. Ils ont la force et ils en abusent". 

 
Les amours de la bergère Wata-Wara et d’Agioli sont marquées du sceau du viol et de la mort. La jeune fille, envoyée chez le cholo (métis et contremaître du patron blanc) subit le viol, droit de jambage que ce dernier réserve à toutes les jeunes vierges indiennes. Agiali, absent, avait été envoyé en mission pour aller chercher des semences dans la vallée, en compagnie de trois autres Indiens. Victime des inondations, Mamuno le seul des quatre à connaître le chemin, est emporté par la crue en traversant un gué difficile. Sa mort horrible est la prémisse de la révolte à venir. Au retour, Agioli découvre sa fiancée enceinte du viol. Il ne souhaite pas garder l’enfant et, à ses risques et périls, Wata-Wara avorte et le fœtus est donné en pâture aux porcs. Le mariage suit, donnant lieu à une fête fastueuse, car on s’endette souvent à vie pour célébrer une noce. C’est dire que l’histoire d’amour est loin d’être idyllique.
Je n’en raconte pas plus. On voit ici les Indiens spoliés, opprimés, humiliés, brimés, battus à mort parfois selon le bon plaisir des patrons blancs et de leurs sous-fifres. Mais la fierté de leur race subsiste cependant. Dans les grandes propriétés des colons blancs, ils ne sont que tenanciers d’un petit lopin et doivent travailler pour les maîtres qui se croient une espèce supérieure : "Pourtant, quand ils se comparaient aux Indiens, ils se considéraient comme des êtres infiniment supérieurs, d’une essence différente. […] Ils avaient vu [l’Indien] dès le berceau, humble, misérable, rusé. Ils croyaient que c’était son état naturel. [Et] il fallait obligatoirement ici que les Indiens fussent employés à ces tâches [les plus humbles], avec ou sans rétribution". Cependant, chez les Blancs, naît de temps en temps un poète, comme ici Suarez (alter ego de l’auteur) qui tente de défendre les Indiens, et tisse de belles légendes incas inaudibles pour ses congénères. La majorité des patrons, avides, savant qu’ils ont pour eux "des armes, des soldats, des policiers, des juges", alors que les Indiens n’ont "rien, ni personne pour les défendre".
Par ailleurs, ils ont réussi à mettre de leur côté les cholos, ces métis qu’ils ont envoyé faire des études (devenus des "transfuges de classe" selon la terminologie d’Annie Ernaux) et leur attitude fait dire au vieux Choquehuanka que "les lettres cachent peut-être un poison violent, puisque ceux de notre caste qui les connaissent deviennent d’autres hommes, renient leurs origines, et en arrivent à utiliser leur savoir pour nous exploiter aussi". Bref, voilà un roman aussi brutal que la réalité qu’il décrit. En le lisant, on n’est pas surpris des événements récents de Bolivie : le pouvoir n’a, hélas, guère changé depuis. L’oligarchie des nantis et privilégiés blancs et métis est capable de tout pour maintenir leurs primautés, passe-droit et avantages divers, fût-ce à coups d’état si fréquents dans ces pays-là.


Des jours sans fin, roman récent écrit par un Irlandais, est en fait un western de tonalité assez proche du roman bolivien. Il raconte l'histoire de deux hommes dans l'Amérique du nord des années 1850 et 1860. L'émigré irlandais Thomas McNulty, échappé à douze ans à la grande famine irlandaise des années 1840 (qui tua son père, sa mère et sa sœur) rencontre John Cole, à qui le lie bientôt une solide amitié amoureuse. Pour éviter de crever la dalle, après avoir été saltimbanques travestis en femmes dans un saloon, ils s’engagent dans l’armée et prennent part aux guerres contre les Amérindiens puis à la guerre contre les sudistes. De la Guerre indienne, ils rapportent une jeune fille, Winona, rescapée du massacre de son clan, nièce du grand chef sioux Celui-Qui-Domptait-Les-Chevaux. Ils l’ont adoptée. Quand la guerre civile éclate, avant de se réengager dans l'armée nordiste, ils envoient Winona chez leur mentor du saloon, chargé de veiller à sa sécurité et de parfaire son éducation : elle va chanter. Capturés par l’armée confédérée, Thomas et John échappent de peu à la mort par pendaison ou famine. Sauvés par un échange de prisonniers, ils reprennent leur spectacle de travestis puis vont s’installer avec Winona dans le Tennessee chez un ancien soldat qui fut leur ami lors des guerres indiennes et qui a repris une plantation de tabac.
Là aussi, je n’en raconte pas plus. C’est un livre magnifique qui montre la brutalité des mœurs de l’époque, par exemple lors de la traversée en bateau d’Irlande jusqu’aux Amériques, la cruauté et de l’infamie des guerres indiennes, l’horrible boucherie de la Guerre de sécession et des camps de prisonniers. Mais il y a la beauté des paysages et l’humanité (notamment celle des deux héros et de quelques comparses) qui se déploie malgré tout sur le fond des violences quasi permanentes. Comme en Bolivie, les grands colons du sud ne font pas dans la dentelle : devenus officiers, ils massacrent allègrement les "nègres" prisonniers qui avaient eu le malheur de s’engager dans l’armée nordiste. Par ailleurs, l’idylle homosexuelle, plus ou moins cachée, des deux amis, est évoquée avec brio et peut amener les derniers intolérants lisant ce livre à s’interroger sur les motifs de leur rigidité d'esprit. De même le racisme anti-indien ou anti-nègre, forcément réaliste pour l’époque, nous paraît d’une injustice absolue aujourd’hui. Merci à l'ami G. de m'avoir fait connaître ce livre pour mon anniversaire proche !



Aucun commentaire: