Je
commence à être à l'âge où l'on dit bonjour aux petites vieilles
qu'on rencontre deux fois de suite, par prescience plus aiguë du
temps où je serai l'une d'entre elles. À vingt ans je ne les voyais
pas, elles seraient mortes avant que j'aie des rides.
(Annie
Ernaux, Journal
du dehors,
Gallimard, 1992)
Il
me semble que, comme Annie Ernaux, j’ai commencé à dire de
nouveau bonjour aux personnes âgées que je rencontrais, voire à me
lier d’amitié avec elles (Georges, Odile, Jeanne, à Poitiers ;
Huguette, Yvette, ici à Bordeaux...), à peu près au même âge
qu’elle, c’est-à-dire vers 52 ans, donc il y a un peu plus de vingt
ans. Sans doute, le fait que mes enfants avaient grandi, et donc
avaient un peu moins besoin de moi, à dû jouer (comme pour Annie).
Mais aussi que, sentant l’âge venir, j’avais besoin de
savoir ce qui m’attendait. J’ai découvert avec émerveillement
que ces personnes, aux parcours très variés, m’apportaient
beaucoup, et que, sans doute, je leur apportais un peu quelque chose,
ne serait-ce que l’amitié d’un plus jeune qu’elles.
Moi
pour qui l’amitié fut la grande affaire de ma vie (je pourrais
prendre pour devise le mot de Montaigne "parce que c’était
lui, parce que c’était moi" en l’adaptant à ma propre
personnalité, y incluant "parce que c’était elle,
parce que c’était moi") dès ma jeunesse et dans ma vie
entière, je ne m’attendais pourtant
guère
à cette nouvelle forme d’amitié. Autour
de moi, je constate que la plupart des gens ont gardé quelques amis
de jeunesse (amitié née entre 12 et 25 ans), quelques amis de l’âge
adulte
(amitié
née entre 25 et 50 ans), mais en font rarement de nouveaux après
50 ans. Et surtout pas d’amis nettement plus âgés que soi.
Parfois d’ailleurs pas non plus d’amis beaucoup plus jeunes que
soi. J’ai la particularité d’avoir noué des amitiés avec des
bien plus jeunes que moi (certains ont 10, 20, 30, 40 ans de moins
que moi, aussi bien hommes que femmes), et je me rends compte à quel
point ça peut être positif quand j’ai entendu G. me dire,
vers ses 90 ans : « quand tu atteins cet âge, tous tes
amis sont morts ou incapables de bouger et de venir te voir ! »
Le cas est différent pour les femmes qui, en moyenne, vivent six ou
sept ans de plus que nous, mais qui se retrouvent tout aussi
esseulées, même quand elles ont eu une ribambelle d’enfants, de
petits-enfants et d’arrière-petits-enfants.
C’est
que pour rendre visite aux ancêtres, il faut non seulement avoir
beaucoup d’affection, d’amitié, de fraternité pour eux (disons
le mot, beaucoup d’amour), mais aussi ne pas avoir peur du
vieillissement et du miroir qu’il nous renvoie. Car voici comment nous deviendrons : nous perdrons peu à peu nos
capacités physiques (affaiblissement de la vue, de l’ouïe, du
goût, de la marche, déambulateur puis fauteuil roulant...),
mentales (pertes de mémoire, incapacité de trouver ses mots, perte
des envies et des désirs…). Ce n’est pas toujours beau à voir.
Surtout dans notre univers de jeunisme exagéré, où le mot "vieux"
est devenu un gros mot qu’on doit cacher comme le sein de Dorine à
nos nouveaux Tartuffes. On nous prétend "jeune" à 70 ans, encore "jeune" à 80 ans, toujours "jeune" à 90 ! On ne peut plus appeler un vieux un vieux : on
est un "jeune" retraité à 65 ans, un "jeune"
septuagénaire à 73 ans comme moi, bientôt on me considérera comme
un "jeune" cycliste si je suis encore en état de faire une
rando vélo à 80 ans, comme on a du mal à dire qu’un violeur est
un criminel
ou un harceleur sexuel
un salaud,
en dépit de #Metoo,
tant les personnes visées se considèrent dans leur droit de macho
invétéré !
Je
suis sans doute un des rares à
accepter ma vieillitude,
qui ne m’empêche nullement de continuer à faire du vélo, à
me cultiver (littérature, théâtre, cinéma, expos), à pratiquer l’amitié et la fraternité à haute dose, à
voyager et à faire des rencontres, à vivre en être humain, quoi,
tant que j’en suis capable. Et tant mieux si je suis vieux (un peu pour
l’instant), j’ai du temps pour tout ça, à vrai dire,
maintenant, j’ai même tout mon temps. Et je fais mienne aussi ces
paroles de la narratrice du roman de Jens
Christian Grøndahl,
Quelle
n’est pas ma joie (trad.
Alain Gnaedig, Gallimard, 2018) : "je n’ai jamais ruminé
sur la mort ou sur le fait de vieillir. […] Je me suis toujours dit
que je continuais tant que je pouvais. Je me suis dit que je pouvais
être contente tant que je pouvais me déplacer, tant que je n’avais
mal nulle part".
Tous
mes vieux amis me disent que j’ai bien raison de continuer à faire
du vélo, à lire, à écrire, à aller au cinéma ou au théâtre (ils regrettent même que je ne joue plus au théâtre !), à faire
attention de continuer à vivre et à voyager, car eux (elles) ne le
peuvent plus ! J’imagine très bien la tragédie que c’est
pour G. de ne plus pouvoir lire à cause de la DMLA, pour H. ou Y. de
ne plus guère pouvoir sortir à cause de leurs maudites jambes qui
ne les soutiennent plus, pour O. de ne plus arriver à écrire des
poèmes, pour C. de ne plus pouvoir faire des voyages à l’étranger
depuis son opération du genou, etc...
C’est
pourquoi j’ajouterai que non, la vieillesse n’est certes pas un
lit de roses. Raison de plus pour ne pas abandonner celles et ceux
qui nous ont aimé, aidé, qui ont fait de nous ce que nous sommes,
maintenant que nos parents sont morts, et de ne pas les laisser dans
la plus haute des solitudes actuelles (avec celle des petits enfants
dont on se demande pourquoi les parents les ont faits)… Osons la
fraternité, celle que redécouvrent en ce moment les gilets jaunes :
et c’est sans doute pourquoi on les réprime avec une violence
aussi meurtrière, car la fraternité, c’est dangereux pour les
puissants de ce monde, on pourrait demander des comptes à tous ceux
qui, depuis trente ans au moins, nous ont enfoncés dans le chômage
de masse et la répression policière, ont multiplié les exclus de
toutes sortes,
ont réactivé la misère et les sans-logis, ont construit
un peu partout des murs, des ghettos, des camps de rétention, ont éloigné la solidarité
de notre panorama physique et mental… Osons de nouveau la
solidarité, ouvrons nos cœurs, ouvrons nos bras, je suis sûr que
le monde ira mieux et qu'on se rapprochera de nouveau du divin tant oublié aujourd'hui...
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