lundi 17 avril 2017

17 avril 2017 : Guadeloupe : choses dues


Pour se libérer, il faut se savoir esclave.
(Alexandre Jollien, Le philosophe nu, Seuil, 2010)

Pour en finir avec ce que je dois à la Guadeloupe, il faut que je remonte en arrière, au temps de mon séjour 1981-1984.


Il faut savoir – et c’est un aveu bien tardif de ma part, mais Claire en était très consciente, qu'à trente ans j’avais honte de mon corps, malingre et moche, surtout quand je me comparais aux autres hommes, censés être plus beaux, plus musclés, plus forts, plus attrayants. Or, en lisant le livre d’Alexandre Jollien, les choses me sont revenues à l’esprit, et je peux bien l'avouer aujourd'hui. L’auteur, philosophe suisse, est né infirme cérébral moteur, par suite d’un étranglement du cordon ombilical. Il a passé toute son enfance et sa jeunesse dans un institut spécialisé pour handicapés. Il lui en est resté une jalousie envers ses frères humains mâles mieux lotis que lui sur le plan corporel. Un peu comme moi, dans une moindre mesure, évidemment. Mais cette lecture m’a rappelé le long combat que j’ai mené – et dont personne n’a rien su, dans ma famille, sauf Claire, pour me réconcilier avec mon corps.
Ce fut d’abord - bien avant de connaître Claire - par une pratique assidue du vélo, puisque mes premières randonnées remontent à 1966-67, avant de culminer l'été 73 dans le trajet Grenoble-Angers, par Briançon et le col d’Allos (2247 m quand même), Manosque, Fontaine-de-Vaucluse, Aubenas, Le Puy en Velay, Clermont-Ferrand, Montluçon, Tours, pas mal de montagne et de plaine, des rencontres fabuleuses aussi en auberges de jeunesse, et l’envie de réitérer. Ce fut ensuite, à la suite de ma rencontre avec Peter l’Écossais, qui m’a convaincu que j’avais le gabarit d’un coureur à pied, et que je pouvais lui servir de lièvre pour ses footings, la découverte des courses de longue distance, semi-marathons, marathons, 100 km. Sans abandonner le vélo, je me délestais de mes soucis en m’entraînant tous les jours en rentrant du boulot. C’est alors que je connus Claire, et peut-être que mes randonnées cyclistes et mes courses pédestres n’ont pas été pour rien dans notre accointance.

Et je jouais les Tarzan en Guadeloupe sur la plage ! (excusez le flou de l'image)

Quand nous sommes arrivés en Guadeloupe, je travaillais tout de suite : le temps que Claire nous trouve un logement, nous restâmes un mois à l’hôtel. Elle en profita pour explorer les fonds et les bas-fonds de Basse-Terre et me dénicha un club de remise en forme (haltères, musculation) où elle m’accompagna lors des premières séances. J’avais tout de suite vu que les pentes de la Soufrière excluaient la course à pied (je fis un peu de footing toutefois, ce qui me fit rencontrer Gilbert Laumord), sauf en bord de mer, entre Basse-Terre et Vieux Fort, paradis des joggers, encore aujourd’hui, comme j’ai pu le constater. Elles me semblaient aussi exclure le vélo, jusqu’au jour, où prenant mon courage à deux mains, je descendis de Saint-Claude (au lieu du minibus habituel) avec mon vélo (que j'avais emporté). Certes, ce fut facile, quoique acrobatique : 10 % de moyenne tout de même. Le retour fut dur : je dus poser pied à terre vingt-et-une fois !

voilà le corps parfait auquel j'aurais voulu ressembler 
Je dis à Claire : « Je ne recommencerai pas ». « Si, demain », répondit-elle. Le lendemain, je réussis à grimper mes 6 km jusqu’à 600 m d’altitude sans fléchir ! Fruit sans doute aussi de mes deux ou trois séances hebdomadaires de musculation qui, à défaut de me bâtir le corps du Discobole de Myron, contribuaient quand même à me muscler ici et là, et notamment les bras, les épaules et la poitrine, qui avaient toujours été mes points faibles. Ah, j’entends encore Papa me dire : « Toi, avec tes épaules en bouteille de Saint-Galmier !... » Il avait le chic pour nous dévaloriser. C’est un peu pour lui montrer que j’étais capable d’exploits autres que scolaires (en fait, ils admirait en secret que nous réussissions des études supérieures, mais jamais il ne nous l’a dit), que j’avais fait en 67 une de mes premières randos : Mont-de-Marsan – Biarritz, où mon copain de fac m’avait invité pour fêter notre licence.
Bref, ce que je dois à la Guadeloupe, c’est de ne plus avoir eu honte de mon corps. D’abord parce que les Guadeloupéens ne semblent pas en montrer et n’ont sans doute pas honte du leur, même quand il est difforme et qu'ils ont du bide à trente ans. Ensuite, parce que j'ai compris que le corps n’a pas l’importance capitale que je lui attribuais... Ils m’ont appris aussi qu’il fallait avoir une autre notion du temps que celle qui a cours en Occident (« pourquoi se presser, puisqu’on va tous vers le cimetière !», et les vieux aiment dire : « Je suis dans la salle d’attente », façon somme toute assez élégante d’affronter la mort qui vient), où nous vivons une vie de dingues, ou presque. J’y ai découvert la lenteur aussi, dans tous les domaines, y compris la lenteur pour lire : à quoi bon lire toutes ces nouveautés éphémères dont plus personne ne parlera dans un an  ?


J’y ai appris à visiter des cultures littéraires qui m’étaient presque totalement inconnues : bien sûr, la littérature antillaise francophone (nous avons commencé, pour nous mettre dans l’ambiance, Claire et moi, par La Rue Cases-nègres, de Joseph Zobel, dont nous avons lu ensuite toute l’œuvre), anglophone, hispanophone, mais aussi les littératures de l’Afrique noire (je crois que je n’avais jusqu’alors, malgré ma curiosité insatiable pour les littératures étrangères, lu qu’un seul roman africain, L’enfant noir, du Guinéen Camara Laye) que j’ai découvertes avec curiosité et bientôt grand intérêt (je me souviens, entre autres, du choc produit par Le monde s’effondre du Nigérian Chinua Achebe, Les bouts de bois de Dieu du Sénégalais Ousmane Sembène et L’aventure ambiguë, du Sénégalais Cheikh Hamidou Kane), et aussi des littératures latino-américaines.
C’est que les lecteurs guadeloupéens de la bibliothèque s’intéressaient fort peu aux écrivains français ou européens ou même nord-américains (sauf les Afro-Américains). Ils s’intéressaient à leurs origines : l’Afrique noire donc d’abord. Et à leur proximité immédiate, qui était l’Amérique du sud, bien sûr. Garcia Marquez faisait un tabac là-bas, ou Vargas Llosa, bien avant qu’ils n’obtiennent le prix Nobel ! Je dois donc à la Guadeloupe cette ouverture vers des continents littéraires largement ignorés de moi, alors que je me croyais un grand lecteur.

Le bébé entre les parents ravis (Photo C. Mehring)
Et je me dis aussi que je dois à la Guadeloupe d’avoir été capable d’assister Claire pendant ses cinq années de maladie puis d’agonie. À plusieurs reprises pendant ce temps-là, nous avons évoqué notre séjour là-bas, la grossesse, ce beau ventre que j’aimais caresser, la naissance de Mathieu, ses réveils nocturnes, ses premiers pas à quatre pattes, le hamac qu’elle avait fabriqué et qu’on accrochait au carbet de la plage de Rocroy, puis ses galopades dès qu’il a su marcher, et qu’il n’a plus voulu rapidement rester dans la poussette, enfin les marionnettes qu’elle y avait fabriquées et habillées, notre rencontre avec Gilbert Laumord, le comédien qui, séduit par ces figurines, lui proposa de monter un spectacle, dont ils inventèrent le scénario et les dialogues, et qui fut joué deux fois à Basse-Terre... Et l’amitié d’Yvon qui, averti par mail de son décès, m’a téléphoné immédiatement pour me dire : « Jean-Pierre, tu comprends bien qu’on n’a pas le temps de venir, mais toi, tu viens quand tu veux ! »

La vieille dame, notre voisine, avait remarqué que Mathieu admirait ses poussins ; 
elle nous en adonné un, qu'on a gardé quelques jours !
Bref, je ne sais pas si j’ai rendu à la Guadeloupe ce que je lui dois ! Mais je sais que j’ai plus de joie intérieure depuis mon passage là-bas.
Merci donc les amis d'outre-mer...


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