Pour
se libérer, il faut se savoir esclave.
(Alexandre
Jollien, Le philosophe nu,
Seuil, 2010)
Pour
en finir avec ce que je dois à la Guadeloupe, il faut que je remonte
en arrière, au temps de mon séjour 1981-1984.
Il
faut savoir – et c’est un aveu bien tardif de ma part, mais
Claire en était très consciente, qu'à trente ans j’avais honte de mon corps,
malingre et moche, surtout quand je me comparais aux autres hommes, censés
être plus beaux, plus musclés, plus forts, plus attrayants. Or, en lisant le
livre d’Alexandre Jollien, les choses me sont revenues à l’esprit, et je peux bien l'avouer aujourd'hui.
L’auteur, philosophe suisse, est né infirme cérébral moteur, par
suite d’un étranglement du cordon ombilical. Il a passé toute son
enfance et sa jeunesse dans un institut spécialisé pour
handicapés. Il lui en est resté une jalousie envers ses frères humains
mâles mieux lotis que lui sur le plan corporel. Un peu comme moi, dans une
moindre mesure, évidemment. Mais cette lecture m’a rappelé le
long combat que j’ai mené – et dont personne n’a rien su, dans
ma famille, sauf Claire, pour me réconcilier avec mon corps.
Ce
fut d’abord - bien avant de connaître Claire - par une pratique
assidue du vélo, puisque mes premières randonnées remontent à
1966-67, avant de culminer l'été 73 dans le trajet Grenoble-Angers, par Briançon
et le col d’Allos (2247 m quand même), Manosque, Fontaine-de-Vaucluse,
Aubenas, Le Puy en Velay, Clermont-Ferrand, Montluçon, Tours, pas
mal de montagne et de plaine, des rencontres fabuleuses aussi en
auberges de jeunesse, et l’envie de réitérer. Ce fut ensuite, à
la suite de ma rencontre avec Peter l’Écossais, qui m’a
convaincu que j’avais le gabarit d’un coureur à pied, et que je
pouvais lui servir de lièvre pour ses footings, la découverte des
courses de longue distance, semi-marathons, marathons, 100 km. Sans
abandonner le vélo, je me délestais de mes soucis en m’entraînant
tous les jours en rentrant du boulot. C’est alors que je connus
Claire, et peut-être que mes randonnées cyclistes et mes courses
pédestres n’ont pas été pour rien dans notre accointance.
Et je jouais les Tarzan en Guadeloupe sur la plage ! (excusez le flou de l'image)
Quand
nous sommes arrivés en Guadeloupe, je travaillais tout de suite : le temps que Claire nous trouve un
logement, nous restâmes un mois à l’hôtel. Elle en profita pour
explorer les fonds et les bas-fonds de Basse-Terre et me dénicha un
club de remise en forme (haltères, musculation) où elle
m’accompagna lors des premières séances. J’avais tout de suite
vu que les pentes de la Soufrière excluaient la course à pied (je fis un peu de footing toutefois, ce qui me fit rencontrer Gilbert Laumord), sauf
en bord de mer, entre Basse-Terre et Vieux Fort, paradis des joggers,
encore aujourd’hui, comme j’ai pu le constater. Elles me
semblaient aussi exclure le vélo, jusqu’au jour, où prenant mon
courage à deux mains, je descendis de Saint-Claude (au lieu du
minibus habituel) avec mon vélo (que j'avais emporté). Certes, ce fut facile, quoique
acrobatique : 10 % de moyenne tout de même. Le retour fut
dur : je dus poser pied à terre vingt-et-une fois !
voilà le corps parfait auquel j'aurais voulu ressembler
Je
dis à Claire : « Je ne recommencerai pas ». « Si,
demain », répondit-elle. Le lendemain, je réussis à grimper mes
6 km jusqu’à 600 m d’altitude sans fléchir ! Fruit sans
doute aussi de mes deux ou trois séances hebdomadaires de
musculation qui, à défaut de me bâtir le
corps du
Discobole de Myron, contribuaient quand même à me muscler ici et
là, et notamment les bras, les épaules et la poitrine, qui avaient
toujours été mes points faibles. Ah, j’entends encore Papa me
dire : « Toi, avec tes épaules en bouteille de
Saint-Galmier !... » Il avait le chic pour nous dévaloriser.
C’est un peu pour lui montrer que j’étais capable d’exploits
autres que scolaires (en fait, ils admirait en secret que nous
réussissions des études supérieures, mais jamais il ne nous l’a
dit), que j’avais fait en 67 une de mes premières randos : Mont-de-Marsan –
Biarritz, où mon copain de fac m’avait invité pour fêter notre
licence.
Bref,
ce que je dois à la Guadeloupe, c’est de ne plus avoir eu honte de
mon corps. D’abord parce que les Guadeloupéens ne semblent pas en montrer et n’ont sans doute pas honte
du leur, même quand il est difforme et qu'ils ont du bide à trente ans. Ensuite, parce que j'ai compris
que le corps n’a pas l’importance capitale que je lui
attribuais... Ils m’ont appris aussi qu’il fallait avoir une autre
notion du temps que celle qui a cours en Occident (« pourquoi
se presser, puisqu’on va tous vers le cimetière !», et les
vieux aiment dire : « Je suis dans la salle d’attente »,
façon somme toute assez élégante d’affronter la mort qui vient),
où nous vivons une vie de dingues, ou presque. J’y ai découvert
la lenteur aussi, dans tous les domaines, y compris la lenteur pour lire : à quoi bon
lire toutes ces nouveautés éphémères dont plus personne ne
parlera dans un an ?
J’y
ai appris à visiter des cultures littéraires qui m’étaient
presque totalement inconnues : bien sûr, la littérature
antillaise francophone (nous
avons commencé, pour nous mettre dans l’ambiance, Claire et moi,
par La Rue
Cases-nègres,
de Joseph Zobel, dont nous avons lu ensuite toute l’œuvre),
anglophone, hispanophone, mais aussi les littératures de l’Afrique
noire (je crois que je n’avais jusqu’alors, malgré ma curiosité
insatiable pour les littératures étrangères, lu qu’un seul
roman africain, L’enfant
noir,
du Guinéen Camara Laye)
que j’ai découvertes avec curiosité et bientôt grand intérêt
(je me souviens, entre autres, du choc produit par Le
monde s’effondre
du Nigérian Chinua Achebe, Les bouts de bois de Dieu du Sénégalais Ousmane Sembène et L’aventure
ambiguë,
du Sénégalais Cheikh Hamidou Kane), et aussi des littératures
latino-américaines.
C’est
que les lecteurs guadeloupéens de la bibliothèque s’intéressaient
fort peu aux écrivains français ou européens ou même
nord-américains (sauf les Afro-Américains). Ils s’intéressaient
à leurs origines : l’Afrique noire donc d’abord. Et à leur
proximité immédiate, qui était l’Amérique du sud, bien sûr.
Garcia Marquez faisait un tabac là-bas, ou Vargas Llosa, bien avant
qu’ils n’obtiennent le prix Nobel ! Je dois donc à la
Guadeloupe cette ouverture vers des continents littéraires largement
ignorés de moi, alors que je me croyais un grand lecteur.
Le bébé entre les parents ravis (Photo C. Mehring)
Et
je me dis aussi que je dois à la Guadeloupe d’avoir été capable
d’assister Claire pendant ses cinq années de maladie puis
d’agonie. À plusieurs reprises pendant
ce temps-là,
nous avons évoqué notre séjour là-bas, la grossesse, ce beau
ventre que j’aimais caresser, la naissance de Mathieu, ses réveils
nocturnes, ses premiers pas à quatre pattes, le
hamac qu’elle avait fabriqué et qu’on accrochait au carbet de la
plage de Rocroy, puis
ses galopades dès qu’il a su marcher, et qu’il n’a plus voulu
rapidement rester dans la poussette, enfin
les marionnettes qu’elle y avait fabriquées et habillées, notre
rencontre avec Gilbert Laumord, le comédien qui, séduit par ces
figurines, lui proposa de monter un spectacle, dont ils inventèrent
le scénario et les dialogues, et qui fut joué deux fois à
Basse-Terre... Et l’amitié d’Yvon qui, averti par mail de son
décès, m’a téléphoné immédiatement pour me dire :
« Jean-Pierre, tu comprends bien qu’on n’a pas le temps de
venir, mais toi, tu viens quand tu veux ! »
La vieille dame, notre voisine, avait remarqué que Mathieu admirait ses poussins ;
elle nous en adonné un, qu'on a gardé quelques jours !
Bref,
je ne sais pas si j’ai rendu à la Guadeloupe ce que je lui dois !
Mais je sais que j’ai plus de joie intérieure depuis mon passage
là-bas.
Merci donc les amis d'outre-mer...
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