Chaque
jour maintenant je m’enseigne à mourir.
(Marcelle
Delpastre, Le chasseur d’ombres et autres psaumes, Éd. dau
Chamin de Sent Jaume, 2002)
Rassurez-moi,
je ne dois pas être le seul en France à recevoir des courriers et des mails de
diverses administrations (mairie) ou services (pompes funèbres,
résidences pour seniors, mutuelles, croisières, vacances, banques,
etc.). Avec internet, tout le monde sait notre âge, nos goûts, nos
intérêts...
D'où
l'intérêt de se déconnecter comme je le fais chaque fois que je
pars en vadrouille à pied, à vélo, en bus, en train ou en cargo...
Je n'ai, Dieu merci, pas de smartphone, ce qui m'oblige à demander
mon chemin (obligeant tel ou telle à enlever ses "chers"
écouteurs : - Vous disiez ?), à regarder des cartes
IGN - GPS connais pas, et je continuerai à m'en passer-, à
accueillir les rencontres comme elles se présentent (suffit souvent
d'un sourire), à lire (nom de Dieu, que c'est ringard), à
baguenauder, bref à vivre pleinement... Tant que j'ai des jambes
pour marcher ou pédaler et des yeux pour voir, des oreilles pour
entendre et un nez pour sentir les parfums, une bouche pour apprécier
les nourritures terrestres et un esprit pour les nourritures
spirituelles, toutes choses qui ne passent pas par cette prothèse
que tant de gens gardent précieusement dans leurs mains, parfois
même sous leur oreiller (Mon Dieu, qu’arriverait-il si soudain, ça
disparaissait ? Je me souviens de la scène assez cruelle de
Carnage, le film de Polanski, où la femme de l’avocat,
lasse de voir son mari sans cesse collé à son cher appareil, le lui
prend des mains et le balance dans l’eau du vase de fleurs, et le
mari aussi s’effondre et se met à pleurer !) ...
Et
on reçoit aussi avec le courrier papier (snail mail, courrier
escargot, comme disent les anglophones) dans notre boîte aux lettres
concrète (en chair et en os, en quelque sorte), des documents de
toute sorte qui, sans être des publicités (auquel cas, ça ne
passerait pas, du moins dans ma tour-bunker) qui, sous l'apparence de
lettres donc, nous incitent aussi à acheter du vin et du Champagne
pour les fêtes (à croire que les fameux seniors passent leur
temps à faire la fête !), à assurer nos descendants, nos chiens et
nos chats, à découvrir l'âme-sœur, à faire des dons et legs à
des flopées d'associations caritatives, à voir du côté des
plantes pour améliorer sa prostate, sa vessie, son cœur ou ses
prouesses amoureuses, à installer une douche très sophistiquée ou
un monte-escalier, etc...
Bref,
de temps en temps, on est si ravi de trouver une carte postale ou une
vraie lettre qu'on se dit qu'on a de la chance : mais n'y a-t-il pas
une erreur, le facteur ne s'est-il pas trompé ? Est-ce bien pour
moi, cette chose archaïque que nos petits-enfants ne connaissent
plus, habitués à biberonner devant leurs écrans depuis leur plus
jeune âge (on les prive de leur enfance, les malheureux, on les suit
à la trace, finis le chemin des écoliers et l'imagination
vagabonde...).
De
toute façon, il y a toujours plus vieux que nous. Et souvent en
grande difficulté, qu'ils vivent encore chez eux, seul(e)s ou dans
des résidences pour personnes âgées. Surtout quand l'âge les a
marqués (col du fémur cassé, maladies diverses) et qu'ils ne
peuvent plus sortir. Car alors là, ça peut être dur : qui va
rendre visite à des amis nonagénaires ? Qui a envie de se voir dans
le miroir de son futur ? Beaucoup sont dans la très grande solitude.
On me dit qu'ils radotent, qu'ils ratiocinent : peut-être, mais pas
plus que les hommes politiques et les experts ou stars à la radio et
à la télé. Et au moins, eux, ils sont humains ! Ils sont ce que
nous sommes.
J'ai
toujours aimé les "vieux". J'en ai rencontré tant dans ma
vie, de ces fortes personnalités qui ont plein de choses à nous
apprendre, ne serait-ce qu'à renouer le fil de l'Histoire avec un
grand H, à ne pas vivre dans l'instantanéité perpétuelle, à ne
pas oublier d'où nous venons. Je pense à ma grand-mère, maternelle
bien sûr, qui vivait chez nous et qui m'a appris à vivre, à ce
vieux paysan gersois, auteur de quelques livres émouvants et très
réussis, à la vieille dame de Montmorillon et au voyage initiatique
qu'elle me raconta avoir fait avec son grand-père à l'âge de seize
ans à travers l'Europe et la Méditerranée des années 30 (« Quand
je suis revenue, me dit-elle, j’ai su que je n’aurais plus jamais
peur de ma vie »), à mes vieux amis poètes de Poitiers qui
ont l'âge de mes parents (qui, eux, sont morts) et que j'aime
infiniment, tant ils m'apportent la paix intérieure (ils me
surnomment le "gamin !"), à la globe-trotteuse rencontrée
sur un cargo et qui m'a appris à voyager léger, à la sœur de lait
d'Henri Bosco qui devait bien avoir 90 ans, rencontrée lors de
vacances à vélo parce que n'ayant plus d'eau, nous avons frappé à
sa porte, qu'elle nous a accueillis, ma femme et moi, et nous a
raconté sa vie, on y a passé l'après-midi, et à toutes ces
rencontres étonnantes que j'ai faites au hasard de mes
pérégrinations, en France ou à l'étranger.
Ne
nous laissons pas embobiner par ces prétendues invitations
"spéciales seniors" et trouvons par nous-mêmes ce que
l'on désire : les rencontres "en vrai", en faisant
confiance au hasard, au pouvoir du regard, de la parole, du toucher
aussi (chaque fois que j'allais la voir, ma mère, à 88 ans, me
disait : "serre-moi fort dans tes bras, tu sais, je n'ai plus
personne qui me touche !"), de la musique et de la littérature
(le plaisir de lire à haute voix à ceux qui ne peuvent plus lire,
ce qui était le cas de ma mère, atteinte de DMLA, ou qui est le cas
des tout-petits ne sachant pas encore lire).
Ayons
l'âme enchantée, pour reprendre l'expression du beau titre de
Romain Rolland. Le monde sera meilleur...
Et, si j'ai repris en exergue le beau vers de Marcelle Delpastre (tiré de Montaigne, d'ailleurs), c'est parce que s'enseigner à mourir, c'est s'enseigner à vivre, tout simplement.
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