Avez-vous
remarqué que dans ce monde Dieu se tait toujours ? Il n’y a
que le diable qui parle.
(André
Gide, Les
faux monnayeurs,
Gallimard, 2007)
Rien
ne montre davantage la vérité de la phrase citée en exergue dans le
roman de Gide que certains événements, certains romans,
certains films.
Je
sors de la Palme d’or de Cannes, à la fois ébloui, ému et
terrifié : ébloui par la rigueur avec laquelle le cinéaste
britannique de quatre-vingts ans (et son scénariste) établissent un constat accablant ; ému par
les personnages principaux : Daniel Blake, l’ouvrier
sexagénaire obligé
de faire appel à l’aide sociale à la suite de problèmes
cardiaques et
Katie,
la mère célibataire qu’il croise sur son chemin, contrainte par
les services sociaux à s’expatrier avec ses deux gamins à plus de
400 km de Londres ; terrifié par l’inepte
absurdité et l’inhumanité
glaçante d’une administration sociale dont les maillons
sont aberrants.
Il
y a là un regard
affûté sur
la thatchérisation
de nos sociétés, encore
rampante en France, mais déjà très nettement menaçante, car les
grands médias préparent nos esprits à la subir : et ce ne
sont certes pas les candidats à la présidentielle de 2017 qui vont
nous apporter la preuve du contraire, ils sont tous à mettre dans ce
panier-là, à proposer davantage de privatisations, de précarisation, de suppression du soi-disant "assistanat".
On
a donc avec Ken Loach un
cinéma social radical, seul
moyen de dénoncer les méfaits de la libéralisation qui, elle-même,
est totalement radicale.
Et,
après, on s’étonne de voir que certains choisissent de se radicaliser
d'une autre manière. En quelque sorte,
Moi,
Daniel Blake
fait
parler le diable de Gide et décrit avec acuité
l’enfer que
sont devenues la recherche du boulot et
l’administration anglaise
chargée de gérer le problème.
Daniel Blake, au
début du film, après une
crise cardiaque sur son lieu de travail (charpentier, il est tombé sur son échafaudage), est
déclaré inapte à
la reprise immédiate du travail par
son médecin, le cardiologue et le kiné qui le suivent. Mais
l’aide
sociale que
l’État
lui
propose est très conditionnelle : un
"décisionnaire" invisible (une sorte de Big Brother
auquel sont soumis
les employés de l’équivalent anglais
de notre Pôle Emploi)
lui
signifie de
pointer au chômage et
de se mettre à la recherche d’un emploi, sous peine de se voir couper les maigres
allocations qu’il perçoit.
Alors même
que la médecine ne l’autorise
pas à reprendre le travail. Cherchez
l’erreur.
Au
Job center, Daniel
Blake vient
au secours de
Katie, une jeune femme
paumée,
malmenée
par des agents de l’administration insensibles
et implacables : nouvellement arrivée à Newcastle, elle n'a pas pris le bon bus, est arrivée en retard au rendez-vous, sanction immédiate, elle ne touchera pas de sitôt ses allocations.
Le vieil homme va
désormais – tout en continuant à se battre pour faire établir
ses droits, en dépit des bâtons dans les roues que lui livrent
l’obscénité
de l’administration
et la nécessité de se mettre au numérique, lui qui ne connaît rien aux ordinateurs, encore une belle
invention qui permet de repousser les frontières de l’inhumanité
– se consacrer à
Katie
et à
ses
deux jeunes enfants, Daisy
et Dylan, nés de deux pères différents (et absents), c’est-à-dire
à ceux qui ont besoin de lui.
On
suit donc
Daniel Blake et
Katie
dans leurs
démarches administratives kafkaïennes
(il
faut remplir des tonnes de paperasses ou des fiches interminables sur
internet, se livrer à des appels téléphoniques inutiles car on
tombe sur un centre d’appel aux longues plages musicales et qui se
contente, quand enfin il y a une réponse, de rappeler les règles
absurdes édictées par l’État) destinées en fait, par leur
complexité et l’aberration du comportement souvent ubuesque des agents abrités
derrière les règlements et les directives, à les inciter à
y
renoncer (on sent même que les agents de l'administration sont soumis à des pressions terribles de leurs dirigeants, comme si, pour oppresser le public, ils devaient eux-mêmes subir l'oppression).
"Nous
ne sommes pas des
chiens",
clame Daniel ; encore ces derniers sont-ils sans doute mieux
traités... Il va finir par se révolter, mais la police est là...
Nous
n’en sommes pas encore là en France, mais on s’en rapproche à
la vitesse grand V, avec tous les médias qui dénoncent trop souvent les prétendus "assistés", avec ceux qui trouvent que les allocations diverses
sont excessives (y compris le minimum vieillesse ou le RSA : je
voudrais les voir survivre avec, moi !), avec les associations
caritatives qui suppléent les défaillances de nos gouvernants, et
aussi avec tous les signes d’une économie parallèle qui permet
aux démunis de vivre, enfin, avec autre chose que des emplois
sous-payés.
À
cet égard, trois scènes du film sont significatives : celle,
bouleversante, à la Banque alimentaire, où l’on voit s’effondrer
d'inanition Katie qui se privait de manger pour donner la maigre nourriture à ses enfants ; celle où l'on voit Katie contrainte de se prostituer, au grand désespoir de Daniel ; et
celle où l’on voit le jeune voisin de Daniel expliquer son plan de
procéder à la vente directe, au black, de chaussures qu’il
importe directement de Chine, en court-circuitant le commerce
traditionnel et ses innombrables intermédiaires, plutôt que de continuer les petits jobs de merde. Et on comprend mieux pourquoi il y aurait moins de chômeurs en Angleterre : vu le parcours du combattant pour s'inscrire, beaucoup doivent y renoncer, parmi les plus pauvres, les plus démunis et les plus inaptes à manipuler internet !
Oui,
avec ce film, comme toujours joué à la perfection, Ken Loach nous offre une plongée formidable dans des aspects sordides de notre réalité.
Mais voulons-nous les voir ? Moi, oui, car les voir, c'est comprendre notre monde, et peut-être agir sur lui.
* * *
Et, pendant ce temps-là, après la farce wallonne, les grands de ce monde continuent de signer en catimini des traités commerciaux qui vont accentuer les dégâts que constate le film.
Triste époque. Il est vrai que je n'y suis plus pour très longtemps.
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