il
faut décoller chaque glissière au pied de biche en tapant dessus,
provoquant un vacarme insupportable (en plus de celui habituel
régnant ici) dans toute l'usine. Ils se plaignent de mal de dos, les
pauvres, cela fait trois jours que ça dure cette comédie. Les
pantins de la sécurité, ils sont où ? Ces types s'esquintent la
santé dans l'indifférence de la direction qui s'en moque
éperdument.
(Patrice
Thibaudeaux, L'usine nuit et jour, journal d'un intérimaire,
Plein chant, 2016)
Il
y a des livres comme ça, qu'on a envie de faire connaître, de
donner à lire. Finalement, ils ne sont pas si nombreux que ça, ces
livres qu'on achète en plusieurs exemplaires pour les partager, ou
dont on indique les grandes lignes.
L'usine,
nuit et jour, de Patrice Thibaudeaux (paru dans l'excellente
collection Voix d'en bas, créée par Edmond Thomas, avec une belle préface d'Henri Simon)), décrit
le travail dans une usine de galvanoplastie (technique de traitement
de la surface du métal destinée à empêcher son oxydation), une
usine de sous-traitance d'une petite ville de province. L'auteur
relate d'abord le travail des équipes de nuit, où une agence
d'intérim l'a affecté. Puis, après une parenthèse, il est de
nouveau intégré, cette fois, à une équipe de jour. Il décrit
donc le boulot, le sale boulot, à la fois répétitif, dangereux et
usant les cœurs et les
âmes. Pas de romanesque là-dedans, du vécu, avec des notations au
jour le jour, un témoignage donc, si on veut. Pour banale que soit
la situation évoquée, on a rarement l'occasion de l'observer mise
au jour sur du papier. Ces intérimaires dont il est question, qui
les connaît, qui les voit, qui les entend ? Aussi, ce journal tenu
par Patrice Thibaudeaux me semble avoir une grande valeur. D'abord
parce qu'il est brut : aucun chichi stylistique ou littéraire
(cependant il est bien écrit et très clair), mais essentiellement
des faits, des sensations et quelques réflexions. On y voit dénoncée
l'imposture du mythe du travail, on y contemple avec effarement la
violence du système mise à nu, celle des employeurs (patronat de
l'usine et boîtes d'intérim) et des petits chefs, l'ineptie des
réunions de sécurité, les accidents non déclarés, aussi bien que
le mal de vivre des ouvriers (fins de mois difficiles, alcoolisation,
drogue, pour tenir). On se croit à mille lieues de la littérature :
mais après tout, il existe aussi une littérature de témoignage, et
celui-ci est parfois d'une virulence incroyable, et constamment
accablant.
L'auteur
y dénonce certains types d'attitudes, notamment l'individualisme,
ainsi cette équipe où "les types y sont plus individualistes
(avec les avantages et les tares inhérents à ce genre de
comportement)", et laissent en plan les tâches difficiles pour
l'équipe qui suivra (car on fait les trois huit). Il nous montre les
abus illégaux, notamment, les débauchages d'intérimaires deux
jours avant un jour férié : "ils ne veulent pas nous payer le
lundi de Pâques (lundi prochain). Pour être payé un jour férié,
il faut au moins avoir travaillé la veille, voilà tout. Ces fumiers
ont tout calculé, normal, ils n'ont que ça à foutre de toute la
journée ! Comme ça, avec un peu de chance, on retravaille mardi
soir et le tour est joué, ils auront économisé du pognon, il n'y a
pas de petits profits pour ces vautours !!!" Il dévoile la
saleté, le bruit, le froid (ou la chaleur) qui obligent les ouvriers
à se droguer pour tenir : "Certains en meurent du boulot ou de
ce qu'ils prennent pour pouvoir tenir, d'autres tiennent le coup mais
éreintés et malades doivent prendre le chemin du bagne : sinon plus
de mission, plus de salaire et on sombre". Car on est à la
merci des bureaucrates qui vous proposent ou non du boulot.
"Le
jeune intérimaire nouvellement recruté est arrivé légèrement
défoncé, apparemment, il a fumé du shit. Il nous dit que les flics
lui ont retiré le permis, pourtant nous l'avons vu arriver au volant
de sa voiture ! Ce n'est le seul dans ce cas ici, j'en connais même
qui roulent sans assurance, ils n'ont pas assez de fric". Les
salaires sont évidemment, extrêmement bas (encore plus avec
l'intérim, car les jours non travaillés ne sont pas payés), ceci
explique cela. Travailler dans la pénibilité explique que "la
plupart s'évadent dans l'alcool et/ou la drogue. Tenir pour
survivre, c'est le lot de presque tous ceux qui furent mes compagnons
de travail". Et nul ne peut échapper par ailleurs aux fameuses
réunions de sécurité, dont l'auteur se moque avec vigueur, car les
responsables de ces réunions, "individus n'ayant jamais
effectué un quelconque travail dans cette usine" (ni dans
aucune autre), pérorent d'une façon ridicule : "On a bien sûr
eu droit peu après à l'inévitable (et inutile) réunion
sécurité où des bureaucrates de l'usine (une jeune femme
arrogante et un guignol) associés à une brochette de représentants
de diverses boîtes d'intérim nous assomment de leurs conseils
vis-à-vis du travail, de la sécurité". Certaines tâches ne
sont pas reconnues, comme celle de former les nouveaux entrants :
"J'essaie d'être patient car très souvent nous avons de
nouveaux intérimaires que nous (embauchés ou intérimaires) devons
former. C'est une tâche supplémentaire pour nous, non reconnue par
la direction".
Même
les nouvelles technologies se révèlent contraignantes : "Noël,
le chef d'équipe, est rouge et énervé, il crie ses ordres dans la
vacarme ambiant, tout en ne quittant jamais son portable. La
direction harcèle les chefs d'équipe, ils sont en permanence fixés
à leur portable". Les risques d'accidents graves sont pourtant
nombreux : "si une pièce ou une cornière lâche au bain de
zinc (chauffé entre 462 et 470° C), c'est la mort assurée (ou
d'affreuses brûlures pour nos collègues écrémeurs du bain)",
et les accidents pas toujours déclarés. L'auteur cite un exemple :
"au décrochage, un intérimaire a eu la main écrasée par une
grosse pièce (un accident sérieux). Sa boîte d'intérim, en
connexion avec la direction, va sûrement le contraindre à accepter
un poste aménagé (c'est ça ou la fin de mission) afin d'éviter
que l'intérimaire soit porte plainte, soit déclare l'accident, car
bien entendu cet accident, comme tous ceux de cet acabit, n'a pas été
déclaré. On a plusieurs exemples de ce type de chantage".
Et
cependant l'auteur reste fier de travailler là, "fils
d'ouvriers devenu ouvrier", il en a gardé "la culture
et la mentalité (entraide, solidarité, courage, générosité, et
l'amour du travail bien fait"). Il récuse le terme de "cas
sociaux" qu'on (particulièrement les bureaucrates de l'usine)
applique à ceux qui ont sombré dans l'alcoolisme : "ce sont
plutôt des malheureux en l'occurrence" : "même à la
journée, beaucoup boivent (il est vrai de manière plus discrète
que la nuit) et beaucoup fument des joints, certains cumulent les
deux". Il apprécie de travailler avec d'autres, ainsi
"Jonathan, (récemment embauché), énergique et expérimenté,
qui est au bas de la poutre. C'est un jeune collègue avec qui je
m'entends bien, honnête et consciencieux. Il ne boit pas d'alcool,
ne s'intéresse pas au foot, aux jeux et autres conneries qui font
des ravages par ici".
Il m'étonnerait fort qu'on voie ce livre apparaître à la télévision ou
dans la presse (peut-être à la radio sur France culture ?). Il serait
dommage qu'on passe à côté et j'entends bien dénoncer ici le silence
assourdissant des médias sur ce type de livre.
Pour
moi, originaire du milieu ouvrier et paysan, devenu intellectuel et
bureaucrate certes, mais qui n"ai jamais renié cette origine,
je redécouvre ici la description d'un monde qui me touche de près,
et j'y vois une véracité qui devrait pousser les politiques ou les
sociologues à ne pas enterrer encore, ce me semble, ni ce qu'on
nommait encore avec fierté dans ma jeunesse, la classe ouvrière (et
que je continue à nommer ainsi), ni la lutte des classes, notion qui
ne paraît abstraite qu'aux nantis.
Voyez que, même en déplacement, on peut lire des choses intéressantes, et même passionnantes, sans avoir besoin de passer par la case "divertissement" !
Et combien de bibliothèques vont acquérir ce livre ? Qui devrait faire partie de la force de proposition d'offre, si le métier de bibliothécaire a encore un sens. Pour l'instant rien dans le SUDOC, aucune BU ne l'a acheté, mais peut-être est-ce un peu tôt, le livre venant de paraître ! Bienvenue à Calais est, lui, dans douze bibliothèques universitaires...
Et combien de bibliothèques vont acquérir ce livre ? Qui devrait faire partie de la force de proposition d'offre, si le métier de bibliothécaire a encore un sens. Pour l'instant rien dans le SUDOC, aucune BU ne l'a acheté, mais peut-être est-ce un peu tôt, le livre venant de paraître ! Bienvenue à Calais est, lui, dans douze bibliothèques universitaires...
À
suivre.
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