La
ferveur, le feu, ne sont pas des choses qui durent. La vie a vite
fait de les étouffer comme on étouffe un feu de prairie.
(Gabrielle
Roy, Ces
enfants de ma vie,
Boréal, 2013)
Je
vais avoir bientôt 71 ans. Est-ce pour cela, et pour mes souvenirs
d'école primaire de campagne et d'internat de lycée - où sans être
un élève difficile, je me considérais comme un jeune sauvageon
enchaîné à mon pupitre -, mais le livre de Gabrielle Roy, si rempli
d'amour pour les enfants de toute nature qui lui étaient confiés
alors qu'elle était toute jeune institutrice, m'a transporté dans un
autre temps : celui de mon
enfance et de ma
jeunesse...
Il
n'y a pas beaucoup de livres qui nous y ramènent... Dans mes
lectures (nombreuses pourtant) de ces dix dernières années, depuis
que je suis en retraite, je ne vois que le merveilleux roman-fleuve
de Romain Rolland, Jean-Christophe, ou celui d'Henri Bosco,
L'enfant et la rivière. Il faudra y ajouter Ces enfants de
ma vie, que j'avais acheté à la Librairie du Québec lors d'un
séjour parisien, et que je viens de lire, enfin, commencé pendant ma dernière vadrouille et achevé à Bordeaux, dans le calme de mes soirées monacales. Peut-être faut-il
avoir un certain âge, ou du moins avoir "vécu", comme on
disait autrefois, pour en saisir toute l'âme enchantée (tiens,
encore un titre de Romain Rolland), tout ce qui se cache sous
l'écriture, la finesse des perceptions, la justesse du ton employé, la délicatesse des sentiments évoqués.
Gabrielle
Roy (1909-1983) est une romancière canadienne d'expression
française. Elle fut institutrice rurale dans le Manitoba à la fin
des années 20, époque où l'immigration était importante : "En
repassant, comme il m'arrive souvent, ces temps-ci, par mes années
de jeune institutrice, dans une école de garçons, en ville, je
revis, toujours aussi chargée d'émotion, le matin de la rentrée.
J'avais la classe des tout-petits. C'était leur premier pas dans un
monde inconnu. À la peur qu'ils en avaient tous plus ou moins,
s'ajoutait, chez quelques-uns de mes petits immigrants, le désarroi,
en y arrivant, de s'entendre parler dans une langue qui leur était
étrangère." Elle
rapporte dans Ces
enfants de ma vie
des portraits d'élèves qu'elle a eus : six en tout, à qui elle
s'est efforcée d'ouvrir les yeux sur le monde et sur la connaissance, en
ces lieux
perdus (ils avaient souvent une longue trotte à pied pour rejoindre
l'école) et cette période ingrate, qui précédait ou suivait la Grande dépression.
On suit donc dans l'ordre : Vincento, le
petit Italien effrayé par la rentrée scolaire, qui
commence par donner des coups de pied à la maîtresse ;
Clair, l'Irlandais si sage et trop
pauvre pour donner un cadeau de Noël à la maîtresse ;
Nil, le
petit Ukrainien de
six ans à
la voix d’alouette, qui
va chanter ses chansons ukrainiennes pour la mère de l'institutrice paralysée et lui redonner
foi pour qu'elle marche à nouveau, et qui ramène le calme partout dès qu'il chante ;
Demetrioff, le jeune Russe battu
par son père et qui se révèle un artiste de
la calligraphie ; André Pasquier, qui,
à
11 ans, est
l'homme de
la maison (son
père est absent et travaille sur des chantiers éloignés, sa
mère, enceinte,
doit rester couchée pendant toute sa grossesse, et il y a le petit
frère de cinq ans à qui il apprend à lire : "vous allez voir,
mamzelle, quand il viendra à l’école, il sera bien meilleur élève
que moi").
Et
puis le plus long récit (épisode intitulé Des
truites dans l'eau glacée) concerne
Médéric,
l'adolescent
rebelle
qui vit avec un terrible père (sa mère, Indienne, est repartie dans sa tribu) et qui va faire découvrir à la
jeune institutrice les secrets de la nature
: "Le voici jouant au jeune adulte de 14 ans… J’avais 18 ans
(…) il me dépassait d’une tête, et davantage dans bien des
choses de la vie".
Il
tombe amoureux
de son institutrice et
va l'emmener dans une chevauchée vers les collines où il a l'habitude de vagabonder seul à la découverte des mystères des collines sauvages. Il va lui montrer les
truites qui, dans l'eau glacée, se laissent prendre dans la main et
caresser : "C’est un mystère, mamzelle ?"
Cet amour
très pur laissera des traces chez la maîtresse, qui part ensuite
enseigner en ville, mais
ne pourra jamais oublier cette
expérience extraordinaire
: "Je
suppose qu’avant d’en venir à l’amour, on est saisi du
pressentiment que viendra de ce côté-là l’essentielle souffrance
de la vie et que l’on cherche, comme on peut, à s’en cacher,
blotti en de frêles abris...".
L'institutrice est alors une toute jeune fille, qui vient à peine de quitter son enfance. Tous les élèves que l'auteur nous présente dans ces six
nouvelles sont souvent fragiles ou malheureux, rarement bons en
classe, mais elle sait trouver en chacun le talent à dénicher ou
se montrer consolatrice. Cette école rurale de l'ancien
temps, les parents, souvent originaires d'un peu partout en Europe,
fraîchement immigrés, illettrés parfois et maîtrisant mal la langue du pays, tenaient à
l'honorer en invitant l’institutrice à souper. Elle aperçoit ainsi en pénétrant dans l'intérieur de ces immigrants, toute leur misère et leurs difficultés,
les espoirs qu'ils mettent dans l'importance de l’éducation, les sacrifices qu'ils font pour que
leurs enfants aient une vie meilleure, et finalement la hauteur de sa tâche, à elle.
Un
très grand livre, que je recommande vivement. Tous les aspirants instituteurs devraient le lire, et même les enseignants en activité ! Quand je disais qu'on peut très bien vadrouiller, et ne pas s"encombrer de lectures creuses...
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire