Comme
le bourgeois rirait s'il pouvait te pousser contre tes frères de
misère, contre tes compagnons de chaîne et préserver ainsi sa
peau.
(Bernard
Lazare, Juifs et antisémites,
Allia, 1992)
Quand
même, les bibliothèques, quand on fouille bien, permettent de
dégoter des livres dont on n'a jamais entendu parler. C'est ainsi
que je suis tombé sur Les
chasses à l'homme
de Grégoire Chamayou, au moment même où je venais de voir (moi qui
ne regarde que très rarement les journaux télévisés) un
mini-reportage (3 minutes peut-être) sur la chasse à l'homme aux
frontières de l'Europe : en l'occurrence en Bulgarie. Mais on
sait que ces gens-là, les Bulgares, sont des sauvages
et que ça ne peut pas arriver par ici, chez le peuple le plus civilisé de la terre !
En
douze chapitres très documentés, notre philosophe explore le sujet depuis
l'Antiquité grecque et biblique jusqu'au monde contemporain. Le moins qu'on puisse
dire, c'est qu'on n'a pas beaucoup progressé dans cette matière,
sauf sur le plan technique ("Faire
l'histoire des chasses à l'homme, c'est écrire un fragment de la
longue histoire de la violence des dominants. C'est faire l'histoire
des technologies de prédations indispensables à l'instauration et la
reproduction des rapports de domination"),
et que les droits de l'Homme, dont se gargarisent encore les
soi-disant démocrates, sont bafoués plus que jamais. Chamayou
explore les mobiles de ces chasses à l'homme (oui, il y a des
mobiles, comme pour les crimes), puisque la chasse à l'homme est un
crime, ce qui ressort de l'ensemble du livre, ici et maintenant,
comme ailleurs et autrefois. La perspective historique nous aide à
comprendre.
Répertorions
d'abord les différents types de chasse à l'homme :
- dans
l'Antiquité, c'est la chasse aux esclaves, que ne manquent pas de
justifier les philosophes grecs : "L’art
de la guerre est, en un sens, un art naturel d’acquisition, car
l’art de la chasse en est une partie de cet art : nous devons y
avoir recours à l’égard des bêtes et de ceux des hommes qui
étant nés pour être commandés n’y consentent pas"
(Aristote,
Les Politiques,
trad. Pierre Pellegrin, Flammarion, 1993). C'est aussi la chasse à
ceux qui sont bannis et sur qui aucune protection ne peut s'exercer :
chasse d'exclusion. Ces deux types de chasse ont perduré bien longtemps après. Et beaucoup de peuples s'y sont livrés.
- par
la suite, ça devient la chasse de domination, histoire de rappeler
aux dominés qui sont les dominants (Nemrod, roi-chasseur de
Babylone, spécialiste de la capture de ses sujets dans la Bible), et
même la chasse d'éradication (au Moyen âge la croisade des Albigeois,
au XVIe siècle la Nuit de la saint-Barthélémy, après la conquête de
l'Amérique, la chasse d'asservissement et d'abattage des Indiens,
pouvant aboutir à leur extermination, par exemple en Guadeloupe, du XVIIe au XVIIIe siècle la chasse aux sorcières).
- la
traite des noirs invente une sorte de nouvelle chasse, en déléguant
le soin aux noirs eux-mêmes de se chasser les uns les autres pour
fournir les marchands (ce qu'a fort bien vu Voltaire : "ces
crimes sont le fait des Européens, qui ont inspiré aux Noirs le
désir de les commettre, et qui les paient pour les avoir commis. Les
Nègres ne sont que les complices et les instruments des Européens,
ceux-ci sont les vrais coupables"
(Voltaire,
Essai
sur les mœurs et l'esprit des nations,
Bordas, 1990) ; ce que Chamayou qualifie de collaboration :
"Comme
dans toute politique de collaboration, la stratégie consistait à
corrompre – ou à défaut, à soumettre – les chefs des
dominés",
système pervers nécessaire pour le profit du capitalisme naissant (mais ce
dernier n'est-il pas pervers par essence, comme on le voit
aujourd'hui ?).
S'il arrive aux noirs esclaves de se révolter, de s'enfuir, on
utilise les chiens et d'autres noirs serviles pour leur faire la
chasse. Car voilà "la
domination esclavagiste rêvée par les maîtres : un espace
sans échappatoire. Ce « choix » même entre la liberté
dans la mort ou la vie de servitude faisait partie du dispositif de
domination – c'était la seule forme de choix, un choix impossible
– que le pouvoir esclavagiste entendait laisser à ses proies. Les
termes de cette alternative – l'asservissement ou la mort –
étaient ceux voulus par les maîtres. Et tant que, pour les
esclaves, la seule façon d'être libres était d'être morts, les
affaires pouvaient aller bon train".
- puis
on découvre (au XVIIe siècle) que les pauvres font tache dans le paysage : on
s'efforce de les enfermer dans les Hôpitaux et asiles et, pour cela,
il faut les chasser pour les capturer (c'est bien connu, l'oisiveté
des riches est productive – forcément, ils font travailler les
autres – l'oisiveté des pauvres est mère de tous les vices). Ce
qui entraîne le développement des forces de police, telle qu'elles
sont devenues : "Le
pouvoir de police émerge comme un instrument de classe, comme
principal moyen de la mise au travail des dépossédés, de leur
dressage et de leur insertion par la contrainte dans ce qui allait
devenir le marché du travail salarié. [...] La police, c'est
l'institution chasseresse, le bras chasseur de l'État,
chargé pour lui de traquer, d'arrêter et d'emprisonner". D'où
son utilisation (et celle de l'armée) dans la répression des
mouvements populaires, répression pouvant s'apparenter à la chasse, comme dans
la Semaine sanglante de 1871. Aujourd'hui, ça devient la chasse aux migrants, qui sont les pauvres
parmi les pauvres. "Hier
comme aujourd'hui, à défaut d'éradiquer la pauvreté, il fallait
rendre les pauvres invisibles". Ah, si on pouvait rendre les
migrants invisibles !
La
chasse donne un statut de proie aux individus chassés, rabaissés à
un niveau infra-humain : on ne fait pas la guerre aux révoltés
ou aux fugitifs, on leur donne la chasse (nègres marrons aux Antilles et ailleurs, sud des
États-Unis),
ce qui justifie les meurtres, les lynchages, les pogroms aussi :
les chasses aux Juifs suivent
"trois
mutations majeures : de chasses émeutières, elles deviennent
des chasses étatiques ; de chasses religieuses, elles
deviennent des chasses racistes ; de chasses meurtrières, elles
deviennent des chasses génocidaires"
(sous Hitler).
D'ailleurs, ces chasses sont un dérivatif à la contestation sociale
toujours possible : mieux vaut que les ouvriers nationaux s'en
prennent aux ouvriers immigrés qu'aux patrons (exemple
des massacres de travailleurs italiens à Aigues-Mortes en 1893), ou
qu'on trouve un bouc émissaire (les Juifs longtemps en Europe). Au
fond, tous ces individus, devenus proies, doivent être remis à leur place. Et
aujourd'hui, un sans-papiers, un sans-patrie, au fond, ils sont
transparents, comme s'ils n'existaient pas ; ils n'ont pas
commis d'infraction, ils sont eux-mêmes l'infraction... D'ailleurs
tout leur est impossible : travailler, avoir un compte en
banque, un logement, etc. Or, chacun sait que les dominants légaux
les exploitent pourtant : pas de contrat de travail, pas de
charges ; "l'exclusion
légale des travailleurs sans papiers permet leur inclusion salariale
dans des conditions d'extrême vulnérabilité. Exclus de la
légalité, ils se trouvent de ce fait même inclus dans des formes
d'exploitation particulièrement intensives"...
Enfin,
la chasse aux hommes libère certains humains de tout sentiment :
Maxime Du Camp notait que le policier "se
passionne pour ce métier, et cela se comprend ; car la chasse
à l'homme, au dire de ceux qui l'ont pratiquée, est le plus
émouvant de tous les plaisirs" (Paris,
ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXe
siècle,
Hachette, 1979). Y compris la chasse aux délinquants (ou aux
terroristes aujourd'hui) : l'auteur note que "pas
plus qu'enfermer les pauvres ne faisait disparaître la pauvreté,
enfermer les délinquants ne supprime la délinquance – pire, cela
l'intensifie".
Chacun devrait savoir que "la
prison, loin d'être l'espace de la rédemption morale du condamné,
fonctionne au contraire comme un lieu de corruption des mœurs
et d'incubation de la délinquance",
mais on feint de l'ignorer.
Chamayou
nous dévoile donc la réalité terrifiante de ces chasses à l'homme
et de ce qu'il appelle le pouvoir cynégétique. C'est
particulièrement visible dans les pays à connotation raciste :
"Le plus sûr signe d'un régime de chasses racistes est que les
auteurs des violences n'y sont jamais inquiétés – une impunité
qui vaut licence de meurtre", car " à
la différence de l'identité religieuse, une appartenance de race ne
peut pas s'abjurer : elle est posée comme substantielle, et de
ce fait, tend à impliquer l'élimination physique des racisés".
Mais
ce pouvoir terrifiant existe aussi chez nous, comme le témoignage
ci-après, cité par l'auteur, nous l'indique : "Le 9 août
2007, à Amiens, la police tambourine à la porte d'un couple de
sans-papiers russo-tchétchène. La famille tente de fuir. Leur
fils, Ivan Dembsky, 12 ans, essaie de passer sur le balcon des
voisins. Il chute du quatrième étage. Entré dans le coma, il
décède à l'hôpital". Communiqué du Premier ministre à ce
sujet : - la politique de l'immigration voulue par la
Nation […] nécessite une fermeté et un engagement fort de tous
les agents de l'État".
L'inhumanité gagne donc du terrain au plus haut niveau : "En
février 2008, la Préfecture de Nanterre rédigeait une note de
service en direction de ses agents, précisant que « les
étrangers sollicitant une régularisation ne doivent plus adresser
leur dossier par voie postale mais se présenter physiquement ».
Invités à se rendre en personne au guichet, c'était en réalité
pour y être arrêtés. […] « L'interpellation sera réalisée
en cabinet fermé ».
Chamayou
montre que le choix des proies a été de tout temps lié à des
raisons politiques et économiques. Évidemment, avec l'augmentation
de la population mondiale, l'intensification des guerres (outillées
quasi toutes par l'Occident et les pays riches) et les migrations qui s'ensuivent, les
déplacements de populations nécessités par les choix industriels,
les idéologies meurtrières (fascisme et nazisme, stalinisme et ses
succédanés, islamisme, impérialismes divers), les nouvelles
technologies de prédation qui permettent de reproduire à grande
échelle les rapports de domination, tout cela s'est développé à
partir du XXe siècle et aggravé dans le nôtre. En verra-t-on la
fin ? Je n'y crois guère.
Les
chasses à l'homme
est un essai extrêmement stimulant, riche en informations tant
historiques que géographiques, bourré de références aux penseurs
de tous temps qui ont tenté de justifier ou de contester cet état
de fait, et nanti d'une belle iconographie. C'est un lieu de réflexion sur les liens entre les chasses
à l’homme et le pouvoir d’État, le fonctionnement de l’économie
capitaliste, ainsi que sur les possibles résistances aux différentes
formes de prédation actuelles : enfermements, expulsions,
assassinats (y compris par drones interposés) et traques diverses. Le livre nous permet aussi de critiquer la prétendue universalité des droits
de l'Homme, qui ne s'exercent réellement qu'en les assimilant
"aux
droits des citoyens et [même aux seuls] droits des nationaux,
[puisque] leur admission par l’État se trouve conditionnée à
l’admission des individus dans la sphère de la nationalité".
Gageons
qu'aucun de nos grands prédateurs (hommes politiques, grands
patrons, maffieux, militaires, guerriers et terroristes) ne le lira !
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