lundi 18 avril 2016

18 avril 2016 : voyager, remède à la mélancolie



C’est un monstre d’égoïsme, comme le sont souvent les gros mangeurs qui tueraient leurs voisins de table s’ils éprouvaient encore une petite faim.
(Gérard Guégan, Qui dira la souffrance d’Aragon ?, Stock, 2015)


Une famille, composée du père, Magnus, qui écrit dans les journaux et compose en secret un grand livre, de la mère, Hilde, enceinte, mère au foyer, et de deux enfants, Egil, garçon de douze ans et Margit, fille de onze ans, très complices. Peu après que le père ait annoncé la future naissance aux deux grands enfants, la mère commence à sombrer dans une sorte de dépression mélancolique. Pourtant Egil et Margit sont ravis, ils ont même déjà donné le prénom de Livind à l'enfant qui sera un garçon selon eux. Hilde s'immobilise parfois et voit ou entend des choses qu'elle seule perçoit. Un jour, elle décide de partir en voyage pour découvrir toutes les choses qu'elle n'a pas vues. Magnus annonce à ses enfants que leur mère craint de mourir. Mais il décide d'accomplir le souhait maternel et, pour trouver l'argent nécessaire au voyage, il hypothèque la maison familiale et lance le projet : un périple à travers la Norvège, dont Egil et Margit sont également partie prenante.
 C'est l'occasion pour tous les quatre de découvrir la nature, les bois, les champs, les montagnes, la mer, aussi bien que les trains, les voitures, le travail des hommes. Car le voyage se prolonge, Hilde n'est jamais rassasiée et ne veut pas rentrer. Une fois l'argent de l'hypothèque épuisé, Magnus et Egil vont participer aux travaux des champs (fenaison) et de la forêt (abattage et sciage d'arbres). Tandis que peu à peu Hilde s'éloigne d'eux : "Je suis seule", répète-t-elle souvent. Tandis que le père, perplexe, dit : "Qu’est-ce que ça connaît, un être humain ?" Ce grand périple est aussi l'occasion pour les enfants de connaître davantage leur père, fragilisé par l'aventure, d'approfondir leur fraternité, en dépit de disputes, et de découvrir le monde. Ils vont mûrir et pourront, peut-être, accepter la mort de Hilde, quand elle met au monde l'enfant qui, lui, est vivant : un garçon.
Alors qu'au fur et à mesure de l'avancée du voyage, le père et les enfants souffrent d'un isolement de plus en plus prégnant, la mère, elle, est en quelque sorte magnifiée par sa grossesse : pendant les déplacements, tout le monde n'a d'yeux que pour elle, que ce soit une petite fille dans le train, les fermières chez qui ils logent, et les autres membres de la famille se sentent quasiment exclus. Cependant, père et fils vont apprendre le travail manuel, qui convient bien aux vagabonds qu'ils sont devenus, et Margit va se sentir devenir fille et femme, en cuisinant pour eux. Pour Egil et Margit qui n'avaient jamais compris le travail du père ("Père travaillait dans son bureau. Pour faire quoi, cela demeurait imprécis […] on ne pouvait pas éprouver de sympathie pour son travail"), qui n'était pas un véritable travail comme ceux des ruraux de leur village, ce voyage initiatique va leur révéler la force de la vie, les faiblesses de chacun, les pousser à mûrir. La mère elle-même, par son comportement souvent incohérent, les oblige à réfléchir sur leur rôle futur : "Nous deux, on est pareils, avait-il dit. Mais Margit avait détourné les yeux et dit qu'ils n'étaient pas pareils." Hilde leur apprend la solitude inhérente à chaque être humain : "Elle était dans ses plaines désertes à elle".
Si, à première vue, la mère peut sembler un monstre d'égoïsme – et certains lecteurs la ressentent ainsi – elle est aussi l'arbre de vie, elle redonne en quelque sorte, grâce à ce périple incroyable, une seconde naissance à ses deux aînés qui ne seront plus jamais comme avant. Un roman sombre donc, sur la vie, la mort, l'amour, la solitude, les relations adultes/enfants, l'angoisse de vivre... Aussi beau que ses deux chefs-d'œuvre, Les oiseaux (dernière édition Plein chant, formidable éditeur de Charente) et Palais de glace (qui vient d'être réédité dans la collection Babel d'Actes sud). On notera que c'est mon ami polonais, Piotr Eckstein qui m'avait fait connaître en 1973 Tarjei Vesaas, cet immense écrivain norvégien, dont toute l'œuvre est à lire. Il m'avait fait découvrir également Gabriel Garcia Marquez. Depuis, je n'ai jamais quitté ces deux écrivains, que je lis régulièrement.

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