mardi 26 avril 2016

26 avril 2016 : la "première fois" ou le temps retrouvé d'Annie Ernaux



Lire un poème c'est, comme l'on se met à écrire, faire le vide dans ses pensées encombrées d'éléments informes.
(Yasunari Kawabata, L'adolescent, trad. Suzanne Rosset, Albin Michel, 1992)

Annie, qui ne s'appelle pas encore Ernaux, mais Duchesne, fête ses dix-huit ans en 1958. Elle quitte pour la première fois ses parents pendant l'été comme monitrice de colonie de vacances dans l'Orne : sa mère l'accompagne jusque dans le train à Caen, à sa grande honte. Cet été-là, elle va découvrir pour la première fois la liberté. Surprotégée, et vivant dans un milieu populaire sans confort, elle découvre aussi qu'elle "ne sait pas téléphoner, n'a jamais pris de douche ni de bain […] et n'a aucune pratique d'autres milieux que le sien, populaire d'origine paysanne, catholique", qu'elle ne sait pas non plus comment parler aux garçons. Ce sera l'été de son premier travail, de sa première nuit avec un homme (sans défloration toutefois), de l'effarante découverte de la sexualité, et aussi du premier amour (et de son premier mécompte). Comme elle a succombé dès le premier soir au moniteur-chef, H., et que tout s'est su rapidement, elle est cataloguée "fille facile" et même "putain" par les autres moniteurs, et elle est insultée et plus ou moins mise à l'écart par les monitrices. À la rentrée scolaire qui suit, elle quitte enfin les bonnes sœurs pour entrer au lycée laïque en classe de philo. Elle n'a plus ses règles, est victime d'aménorrhée, et passe par des phases de jeûne et de boulimie. Mais elle réussit le bac avec mention, et elle décide, contre sa mère, qui visait plus haut (mais applaudie par son père), d'entrer à l'école normale, pour devenir institutrice. Au bout de quelques mois, le premier stage sur le terrain se révèle une catastrophe, elle n'a pas "la vocation", comme lui dit sa maîtresse de stage. Après l'inspection, très défavorable, elle démissionne rapidement, avec son amie R. Et, pour ne pas perdre le reste de leur année, toutes deux s'engagent au pair pendant six mois à Londres. Puis c'est l'entrée à la fac, en propédeutique…
Voilà à grands traits les événements relatés dans ce volume qui offre une nouvelle ouverture d'introspection d'Annie Ernaux sur cet événement capital de sa vie (et de la vie de chacun) : la "première fois". Jusqu'à présent, elle avait écrit, entre autres, sur sa vie de jeune femme (La femme gelée, encore sous forme de roman), sur l'avortement (L'événement), sur son père (La place), sur sa mère (Une femme), sur l'amour très physique qu'elle a eu pour un diplomate russe (Passion simple). Mais ça n'est jamais chez elle à proprement parler de l'autobiographie (encore moins de l'autofiction, qu'elle abhorre), ni des mémoires, plutôt une réflexion sur comment rendre compte de la réalité vécue et du passé. Au fond, ce n'est pas si éloigné de Proust, auquel elle fait allusion dans ce nouvel ouvrage. "Je ne construis pas un personnage de fiction, je déconstruis la fille que j'ai été", écrit-elle. Son regard emprunte sans doute à l'autobiographie, mais tout autant à la sociologie des milieux sociaux (et en particulier ce fameux déclassement vers le haut qu'elle a vécu ; mais elle constate qu'on n'échappe jamais vraiment à ses origines) et à l'histoire de la France de l'après-guerre, et ici, arrivée du général de Gaulle, guerre d'Algérie en arrière-plan.
Dans Mémoire de fille, alternent le "je" actuel (réflexion sur le passé, comment le retrouver ?) et le "elle" d'autrefois quand elle relate les faits, quand elle essaie de se souvenir, ou expose des bouts de lettres envoyées à ses amies, ou se sert de quelques photos retrouvées. Elle se dédouble : il y a la "fille de 58" sur qui elle porte un regard acéré, qu'elle ne juge pas, et dont elle s'efforce de retrouver les sensations morales et physiques qu'elle avait alors. Elle découvre que c'est justement pendant cette période qu'elle devient "un être littéraire, quelqu'un qui vit les choses comme si elle devaient être écrites un jour". Elle s'interroge avec effroi sur ce que nous savons des autres et ce qu'ils savent de nous, des traces qu'on laisse : "Comment sommes-nous présents dans l’existence des autres, leur mémoire, leurs façons d’être, leurs actes même ? Disproportion inouïe entre l’influence sur ma vie de deux nuits avec cet homme et le néant de ma présence dans la sienne".
Annie Ernaux use comme d'habitude de son écriture sèche, sans artifices, qui semble pauvre à certains lecteurs : l'écriture "comme un couteau", comme elle dit dans un livre d'entretiens. Personnellement, je trouve que c'est au contraire du grand art, et c'est par cette écriture que ça me touche profondément, que ça m'émeut (j'ai eu parfois les larmes aux yeux), que ça me fascine. Ici, l'exploration du temps perdu, de la vie passée, passe au filtre du parcours de l'auteur : "le récit de soi [essaie d'] assurer une continuité de l’être, [malgré] l’incompréhension de ce qu’on vit au moment où on le vit". Tout en se replaçant en 1958, elle essaie de trouver le juste milieu entre "l'effarante réalité de ce qui arrive, au moment où ça arrive et l'étrange irréalité que revêt, des années après, ce qui est arrivé". Tâche parfaitement accomplie : "ce qui compte, ce n’est pas ce qui arrive, mais ce qu’on fait de ce qui arrive".Ici, un livre.
Encore une fois, bien qu'étant un homme, et étant né cinq ans après Annie Ernaux, je me suis pourtant retrouvé dans son texte : les actes, les pensées aussi, tant la recréation de l'époque, qu'en somme, j'ai vécue aussi, est réussie. C'est que la perte de la virginité (pucelage pour les garçons) était alors extraordinairement problématique : ça faisait à la fois envie et peur (est-ce que ça le fait toujours ?). On s'imaginait – peut-être à tort – qu'on n'était pas "comme les autres", et on avait tellement besoin de se conformer à une "norme". La jeune Annie pense donc que tous ces jeunes qui ont l'air si déluré sont en avance sur elle et, pour se conformer à eux, elle succombe dès le premier soir aux avances du moniteur (qui a l'air d'un beau salaud, pourtant). De la même manière, le jeûne et la boulimie lui font rêver d'espérer un corps semblable à celui de la jolie blonde qui l'a remplacée auprès de H. Entrer à l'École normale, c'est aussi s'intégrer dans un modèle connu. Enfin, elle ne cesse de solliciter l'approbation chez les autres, sans succès d'ailleurs.
Annie Ernaux explore donc le temps de la jeunesse et de la liberté : comment plaire, comme aimer, comment se faire aimer ? Ce sont ces mois et ces années qui ont une importance décisive dans notre vie. Et la première fois qu'on quitte le contrôle parental peut s'avérer catastrophique. Comme on dit, pour le meilleur (on échappe aux parents, au poids des conventions et de la religion, à la société corsetée) et pour le pire (la découverte du machisme masculin, de la médisance et de la méchanceté). C'est littérairement (on dirait par moments le laboratoire de l'écrivain) très fort et ça dépasse largement le simple témoignage : pas sûr qu'on en sorte indemne. Et c'est sans doute pourquoi lire Annie Ernaux déplaît tant à beaucoup de lecteurs masculins. D'autant qu'elle n'a pas peur de la transgression : au fond, elle se conduit avec le groupe de moniteurs comme les garçons. Il y a là une résonance intime avec le lecteur : "C'est l'absence de sens de ce que l'on vit au moment où on le vit qui multiplie les possibilités d'écriture." Et sans doute les possibilités de lecture ?
En tout cas, voilà une lecture stimulante, émouvante, dérangeante aussi parfois, et toujours d'une scrupuleuse honnêteté. Et profitons-en pour lire le reste de son œuvre en volume Quarto chez Gallimard, sous le titre : Écrire la vie.



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