On
devient ce que notre société attend de nous, il y a une
prédisposition, une collusion, la génération spontanée n’existe
pas.
(Mamadou
Mahmoud N’Dongo, El Hadj,
Le Serpent à plumes, 2008)
Décidément,
c'est fou, la quantité de bons films en ce moment : Sunset
song
(britannique), Rosalie
Blum,
Quand
on a 17 ans
(français), Eva
ne dort pas
(argentin), Keeper
(belge), Desierto
(mexicain), ces deux derniers vus en décembre au festival de Marrakech et qui
viennent de sortir.
Il
y avait une éternité que je n'avais pas vu de film cubain. Ça
valait le coup d'attendre : Chala,
une enfance cubaine
(titre original : Conducta)
d'Ernesto Daranas, est une très belle œuvre,
sensible, profondément humaine sur l’enfance livrée à elle-même
et sur la vie difficile des pauvres et des marginaux à Cuba
aujourd'hui. Le jeune Chala (11 ans ?) habite dans un quartier
déshérité avec sa mère, alcoolo, toxico et vraisemblablement prostituée.
Il ne connaît pas son père et fait bouillir la marmite en élevant
des chiens de combat pour le compte d'un voisin, et en pariant sur
ses chiens préférés. Il reste assez imprévisible, notamment à
l'école, où il a la chance extraordinaire de ne pas succomber à la
délinquance grâce à une vieille institutrice chaleureuse et
bienveillante, Carmela, et à l'amitié qu'il porte à Yéni, une
fillette de son âge, la "provinciale",
qui vit seule avec son père dans l'illégalité… Le film nous fait
réfléchir sur l’éducation (formidable institutrice qui va se
battre pour éviter le placement en foyer de Chala), sur
l’intolérance (malgré l'égalité de façade, il y a un monde
entre les assistantes sociales et ceux qu'elles sont censées aider),
sur l’adhésion imbécile à des règlements bureaucratiques qui
compliquent la vie. C'est à la fois optimiste et bouleversant.
Chala
a appris par sa vie antérieure à être malin et débrouillard. Il
est en manque d'affection, pourtant il prend soin de sa mère et il
sait reconnaître une figure maternelle en Carmela (aussi autoritaire
que bienveillante, ou peut-être bienveillante parce qu'elle sait
user à bon escient de l'autorité, et surtout parfaite connaisseuse
du milieu social et de la vie privée de ses écoliers), aussi bien
que ses sentiments affectueux naissants pour Yeni… Dans la peinture sociale
sans concession (violence souterraine, jeux illégaux, racisme,
prostitution, drogue), l’institution de l’école peut sembler un
rempart contre les inégalités, elle est aussi le symbole de la
patrie (on y étudie José Marti, on chante l'hymne national). À
aucun moment, le réalisateur ne juge les comportements : ni la
mère défaillante, ni le voisin organisateur de combats de chiens
(et qui est peut-être le père de Chala ?), ni les administratifs qui usent et
abusent du cadre réglementaire ne sont caricaturés.
Le
montage est bien fait, chronologique. Il ouvre un champ libre à
l'expression des personnages (tous très bien joués, enfants
compris) pour laisser le spectateur se rendre compte des ambiguïtés
sous-jacentes : exclusion pour défaut d'adresse fixe de Yéni,
croyance religieuse persistant après cinquante ans de castrisme,
effets négatifs de la bureaucratie qui croit bien faire en
appliquant les règlements à la lettre (placement de Chala en foyer,
renvoi de Yéni et de son père en province, mise à la retraite de
l'institutrice).
Au
fond, le film est un hommage rendu à celles et ceux qui se
solidarisent pour améliorer moralement et matériellement le
quotidien difficile d'enfants en déshérence. La misère est
omniprésente, atténuée par la lumière des Tropiques, par les
foulards rouges des élèves. Et puis, il y a Chala, qui ne se contente
pas d'entraîner les chiens de combat, il a aussi la passion des
pigeons (ce qui nous rappelle le Kes de Kenneth Loach). Il sait aussi oublier pour un moment sa
mère alcoolique et droguée pour redevenir enfant et jouer au milieu des voies de chemin
de fer ou au bord de la mer avec ses copains. À aucun moment, il y a
du pathos et le réalisateur ne cherche pas à nous apitoyer. Car
Chala, comme Carmela, et même Yéni, sont des battants, pugnaces et
déterminés à vivre, malgré les malheurs. Chala risque sans doute
de devenir un voyou, comme les héros de Sciuscia,
de Los
Olvidados,
ou des Quatre
cents coups. Mais il peut aussi garder son intégrité morale.
Un
mélo peut-être, mais un mélo combatif, contre la misère, contre la rigueur
administrative. Et constructif, avec le personnage de Carmela, magnifique rôle d'enseignante qui
sait allier amour des enfants et engagement social. Au total une
leçon de vie qu'on n'oubliera pas.
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