mercredi 13 avril 2016

13 avril 2016 : Chala ou l'enfance meurtrie


On devient ce que notre société attend de nous, il y a une prédisposition, une collusion, la génération spontanée n’existe pas.
(Mamadou Mahmoud N’Dongo, El Hadj, Le Serpent à plumes, 2008)

Décidément, c'est fou, la quantité de bons films en ce moment : Sunset song (britannique), Rosalie Blum, Quand on a 17 ans (français), Eva ne dort pas (argentin), Keeper (belge), Desierto (mexicain), ces deux derniers vus en décembre au festival de Marrakech et qui viennent de sortir.
Il y avait une éternité que je n'avais pas vu de film cubain. Ça valait le coup d'attendre : Chala, une enfance cubaine (titre original : Conducta) d'Ernesto Daranas, est une très belle œuvre, sensible, profondément humaine sur l’enfance livrée à elle-même et sur la vie difficile des pauvres et des marginaux à Cuba aujourd'hui. Le jeune Chala (11 ans ?) habite dans un quartier déshérité avec sa mère, alcoolo, toxico et vraisemblablement prostituée. Il ne connaît pas son père et fait bouillir la marmite en élevant des chiens de combat pour le compte d'un voisin, et en pariant sur ses chiens préférés. Il reste assez imprévisible, notamment à l'école, où il a la chance extraordinaire de ne pas succomber à la délinquance grâce à une vieille institutrice chaleureuse et bienveillante, Carmela, et à l'amitié qu'il porte à Yéni, une fillette de son âge, la "provinciale", qui vit seule avec son père dans l'illégalité… Le film nous fait réfléchir sur l’éducation (formidable institutrice qui va se battre pour éviter le placement en foyer de Chala), sur l’intolérance (malgré l'égalité de façade, il y a un monde entre les assistantes sociales et ceux qu'elles sont censées aider), sur l’adhésion imbécile à des règlements bureaucratiques qui compliquent la vie. C'est à la fois optimiste et bouleversant. 
 
Chala a appris par sa vie antérieure à être malin et débrouillard. Il est en manque d'affection, pourtant il prend soin de sa mère et il sait reconnaître une figure maternelle en Carmela (aussi autoritaire que bienveillante, ou peut-être bienveillante parce qu'elle sait user à bon escient de l'autorité, et surtout parfaite connaisseuse du milieu social et de la vie privée de ses écoliers), aussi bien que ses sentiments affectueux naissants pour Yeni… Dans la peinture sociale sans concession (violence souterraine, jeux illégaux, racisme, prostitution, drogue), l’institution de l’école peut sembler un rempart contre les inégalités, elle est aussi le symbole de la patrie (on y étudie José Marti, on chante l'hymne national). À aucun moment, le réalisateur ne juge les comportements : ni la mère défaillante, ni le voisin organisateur de combats de chiens (et qui est peut-être le père de Chala ?), ni les administratifs qui usent et abusent du cadre réglementaire ne sont caricaturés.
Le montage est bien fait, chronologique. Il ouvre un champ libre à l'expression des personnages (tous très bien joués, enfants compris) pour laisser le spectateur se rendre compte des ambiguïtés sous-jacentes : exclusion pour défaut d'adresse fixe de Yéni, croyance religieuse persistant après cinquante ans de castrisme, effets négatifs de la bureaucratie qui croit bien faire en appliquant les règlements à la lettre (placement de Chala en foyer, renvoi de Yéni et de son père en province, mise à la retraite de l'institutrice).
Au fond, le film est un hommage rendu à celles et ceux qui se solidarisent pour améliorer moralement et matériellement le quotidien difficile d'enfants en déshérence. La misère est omniprésente, atténuée par la lumière des Tropiques, par les foulards rouges des élèves. Et puis, il y a Chala, qui ne se contente pas d'entraîner les chiens de combat, il a aussi la passion des pigeons (ce qui nous rappelle le Kes de Kenneth Loach). Il sait aussi oublier pour un moment sa mère alcoolique et droguée pour redevenir enfant et jouer au milieu des voies de chemin de fer ou au bord de la mer avec ses copains. À aucun moment, il y a du pathos et le réalisateur ne cherche pas à nous apitoyer. Car Chala, comme Carmela, et même Yéni, sont des battants, pugnaces et déterminés à vivre, malgré les malheurs. Chala risque sans doute de devenir un voyou, comme les héros de Sciuscia, de Los Olvidados, ou des Quatre cents coups. Mais il peut aussi garder son intégrité morale.
Un mélo peut-être, mais un mélo combatif, contre la misère, contre la rigueur administrative. Et constructif, avec le personnage de Carmela, magnifique rôle d'enseignante qui sait allier amour des enfants et engagement social. Au total une leçon de vie qu'on n'oubliera pas.
 

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