Dénier
les classiques aux enfants d'immigrés, à qui l'on ne réserverait
qu'une littérature adaptée, participe d'une forme de racisme
éhontée.
(Cécile
Ladjali, Ma bibliothèque : lire, écrire,
transmettre, Seuil, 2014)
Je
suis allé dans presque tous les cinémas de Bordeaux et de son
agglomération. Voici mes notes :
CGR
Français, Gaumont et Mégarama : 2/20 (ça veut dire qu'ils ne
projettent que sur vingt films, j'ai, à la rigueur, envie de voir deux seulement :
leur programmation est très faible, la moitié des films en 3D, ma
bête noire ; qu'en plus, c'est bourré de pub, de pop-corn et de
téléphones portables non éteints). Uniquement des versions françaises ! Je vais au Français de temps
en temps, principalement pour les retransmissions d'opéras.
UGC
: 8/20 (souvent les films que j'ai envie de voir passent aussi, à
des tarifs plus attractifs et sans pub aux cinémas Utopia et Jean
Eustache, mais de temps en temps, j'y mets les pieds). Ils passent
aussi des opéras (pas les mêmes) et des reprises de classiques,
exclusivement américains. Films étrangers en version originale sous-titrée.
Utopia
et Jean Eustache (Pessac) : mes chouchous, 17/20. Sur vingt films
proposés, seuls en moyenne trois ne m'attirent pas. Pas de pub. De
plus, participation aux divers festivals de cinéma proposés ici. À
Pessac, mêmes retransmissions d'opéras qu'au Français. Nombreuses
soirées-débats dans l'un et l'autre.
Voici donc trois films, deux vus à l'Utopia (le premier et le troisième), l'autre au Jean Eustache.
Visite
ou mémoires et confessions
(1981) propose un regard rétrospectif du portugais Manoel de
Oliveira sur sa vie et sur son œuvre cinématographique. Contraint
de quitter sa maison de Porto qu'il habitait depuis 1942, Manoel de
Oliveira compose un film en forme d'essai sur l'esprit du lieu, sur son vécu. Il
égrène des souvenirs et enchaîne sur d'autres lieux où il a vécu.
Alors âgé de soixante-treize ans, le cinéaste nous propose, à
travers ses confidences, des signes qui intéressent un familier de son
œuvre
comme je le suis. C'est à la Mostra de Venise en 2012 que j'ai vu
son dernier film, Gebo
et l'ombre :
il avait alors 104 ans ! C'est dire combien m'ont passionné
ses réflexions sur tout un tas de thèmes qui parsèment ses nombreux films :
la mort, la pureté, les femmes, la virginité, la sainteté, la
maison, les arbres, l'histoire... Il avait tourné Visite
ou Mémoires et Confessions plus de trente ans avant sa mort et l'avait laissé sous
scellés pour en faire un testament posthume, où on peut le
voir nous parler comme un fantôme. Images somptueuses, bande-son
formidable, un film nourrissant. Pour aficionados, dont je suis !
J'ai
vu aussi tout récemment L'avenir,
de Mia Hansen-Løve,
cinéaste dont je connais quatre de ses cinq films. C'est dire si je
l'apprécie. Elle plonge dans son autobiographie, mais avec une
ironie qui nous éloigne des autofictions trop fréquentes (surtout
en littérature). Ici, elle raconte en fait la séparation de ses
parents, tous deux professeurs de philosophie (Isabelle Huppert et
André Marcon), après vingt-cinq ans de mariage. C'est dire qu'on
est plongé dans le milieu intellectuel, que les conversations volent
haut : mais n'y a-t-il pas une forme de "racisme éhonté" à ne
pas proposer des lectures de Rousseau ou de Pascal au plus vaste public, que le "peuple" n'aurait droit qu'à des dialogues des Tuche (pas si mal) ou des Visiteurs (là, on est au fond du caniveau) ? J'avoue en avoir un peu marre des dialogues trop
souvent débiles qu'on entend souvent au cinéma : intellectuel
n'est pas un gros mot, n'en déplaise à Valls, Sarko et Hollande. Et
ça n'empêche nullement L'avenir
d'être un film extraordinairement vivant, et très dynamique. Ici,
on ne cherche pas à caresser le spectateur, mais à montrer que la
parole et l'action sont toutes deux indispensables. Isabelle Huppert
est drôle et, après un temps de flou, accepte sa nouvelle
situation : "Mes
enfants sont partis, mon mari m'a quitté, ma mère est morte, je
n'ai jamais été aussi libre de ma vie".
Et elle ne va pas "refaire" sa vie ! Sa mère (Edith Scob), en
vieillarde dépressive, est hilarante. Quant aux jeunes qui se
croient révolutionnaires, parce qu'ils sont partis dans le Vercors
tenter un retour à la terre (mais attention, c'est un retour philosophique et
militant !), la cinéaste les traite également avec humanité. Un
film subtil, sans chichis, qui, par certains aspects, m'a rappelé le
cinéma oriental (Corée, Japon). Ça reste un film qui peut paraître
sophistiqué ; moi, pourtant plutôt allergique à la
philosophie, je l'ai trouvé lumineux. Et ça m'a donné envie de
lire ou relire Rousseau et Pascal : pas mal, non ? Superbe
interprétation et bande-son.
Avec
Le fils de Joseph, je découvre Eugène Green pour la première fois.
Là aussi, on est dans du cinéma cultivé et spirituel : mais y
en a marre des films creux et incultes. Ici, on est même à la frontière
du film religieux : d'ailleurs les cinq titres de chapitres sont
des références à la Bible (Le sacrifice d'Isaac, Le veau d'or, Le sacrifice d'Abraham, Le charpentier, La fuite en Égypte). Tant pis pour ceux que ça hérisse !
C'est l'histoire de Vincent (Vincent Ezenfis), un adolescent de seize
ans, qui vit avec sa mère Marie (Natacha Régnier) et n'a jamais connu son
père. Marie non plus n'a pas "refait" sa vie. Vincent vit très mal de ne
rien savoir et, le jour où fouillant dans le secrétaire de sa mère,
il découvre la vérité, il décide de passer à l'action :
il tente de voir son géniteur sans se faire reconnaître et,
découvrant que c'est un salaud, il décide de la tuer... Je n'en dis
pas plus, allez voir ce film qui offre des lectures et questionnements
multiples : qu'est-ce que la vérité, le mensonge, la paternité,
la filiation, le désir de tuer, l’appel de Dieu, la sincérité,
la perversion, l’amour vrai… Vincent va rencontrer Joseph
(excellent Fabrizio Rongione, que je venais de voir deux semaines avant dans Le
cœur
régulier),
un homme qu'il trouve "bon", et dont il va en quelque sorte faire un
père de substitution. C'est un film plein de grâce, d'abord dans la
mise en espace (j'ai redécouvert Paris, aussi bien que la Normandie,
où la quête du père s'achève, beaucoup de plans fixes extrêmement
bien éclairés, comme des tableaux), par son humour dévastateur
(l'éditeur prétentieux joué par Mathieu Amalric, la chroniqueuse
littéraire ridicule jouée par Maria de Medeiros m'ont tordu les
zygomatiques), par la manière de parler des personnages, qui ne
jouent pas le texte, mais le disent, en faisant toutes les liaisons
qu'on ne dit plus aujourd'hui (ex. : plus-z-aujourd'hui) et par
les partitions musicales superbes qui accompagnent, en particulier
lors d'une répétition de chant dans une église, où Vincent et
Joseph assistent, éclairés par des bougies. Donc une sorte de fable
ou de parabole, pour en rester au vocabulaire religieux, qui joue sur
la révélation, au sens christique du terme. Nous étions tous
éblouis à la sortie !!!
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