À
l’heure où les nations dites civilisées se disputent des zones
d’influence en Afrique, en Tripolitaine, au Congo, au Maroc, se
partagent les peuples comme un bétail, tout cela cachant les plus
louches combinaisons financières ; les pasteurs des peuples,
n’étant plus que les chargés d’affaires des requins de la
finance, des tripoteurs d’affaires véreuses, nous devons nous
élever contre ce produit hybride du patriotisme et du mercantilisme
combinés – brigandage et vol à main armée, à l’usage des
dirigeants.
(Jean
Grave, La colonisation, in Ce
que nous voulons et autres textes anarchistes,
Mille et une nuits, 2012)
Une
fois n’est pas coutume, je reprends la publication des textes du
mois, pas de moi! L’heure est trop grave : pendant que nos
"people"
politiques nous montrent leurs vrais visages de voleurs du bien
commun, s’invectivent à tour de bras et se calomnient les uns les
autres pour une élection qui ne changera vraisemblablement pas le
cours des choses, on meurt aux portes de chez nous pour des raisons
dont nombre d’entre nos dirigeants sont responsables : la
rapine, la finance, le mercantilisme associés à la guerre qu’on
n’accepte plus chez nous, mais qu’on n’hésite pas à financer
chez les autres par nos ventes éhontées d’armes.
De
ce fait, je vous propose ce texte de SOS MÉDITERRANÉE
reçu ce matin :
Je
croyais savoir…
Voilà
un mois et demi que je suis partie en mer et que je n’ai pas eu ma
famille au téléphone. Alors que je pose le pied à terre et que
j’abandonne derrière moi la silhouette de l’Aquarius
dans le port de Catane, la voix de mon père résonne dans ma tête.
Il aime répéter que le métier de journaliste est de tout savoir.
Journaliste
en Italie depuis dix ans, je croyais tout savoir ce qu’il se
passait en Méditerranée. Dix ans à couvrir pour différents médias
internationaux les arrivées de migrants et réfugiés sur les côtes
italiennes… et les tragédies qui malheureusement vont avec et font
les titres des journaux. Le drame des traversées en
Méditerranée n’est pas nouveau, il ne l’était pas non plus il
y a dix ans quand je suis arrivée en Italie.
Le
3 octobre 2013, la tragédie de Lampedusa et ses 400 morts, a
cependant marqué un tournant dans ce drame humain. L’horreur se
retrouvait sous nos yeux, là sur les côtes européennes et non plus
en pleine mer loin des regards, loin des flashes des photographes et
des caméras de télévision. Une horreur redoublée au fil des mois
par les critiques indignes et le manque de soutien européen coupable
à l’opération italienne de recherche et sauvetage en mer Mare
Nostrum.
Une
horreur qui a viré au cauchemar, au printemps dernier, quand l’épave
d’un naufrage survenu en avril 2015 au large de la Libye était
remontée à la surface et acheminée dans le port d’Augusta avec
plus de 700 cadavres à bord. Ce jour-là, devant l’épave dont les
pompiers et médecins légistes italiens s’apprêtaient à
examiner
les entrailles, le sentiment de me trouver aux confins d’une Europe
censée être la patrie des droits de l’homme m’apparut aussi
lourd que l’odeur de la mort qui flottait déjà dans l’air.
Avant
d’embarquer sur l’Aquarius
le 15 octobre dernier, comme Communications Officer pour SOS
MÉDITERRANÉE,
je croyais donc déjà savoir. Mais au moment du premier sauvetage,
j’ai réalisé qu’en fait, je ne savais rien. Que nul ne pouvait
imaginer ce qu’il se passait vraiment ici en Méditerranée, au
large de la Libye, aux frontières de l’Europe. Que les seuls à le
savoir vraiment sont ceux qui étaient passés par là, les réfugiés
eux-mêmes, les sauveteurs de SOS MÉDITERRANÉE,
les équipes de MSF, notre partenaire à bord, l’équipage de
l’Aquarius…
et les journalistes embarqués.
Le
choc des sauvetages en mer est si fort qu’il ne laisse personne
indemne. Les mots nous manquent pour décrire le frisson à la vue
d’un canot dégonflé dérivant à l’horizon, les cris désespérés
des hommes à la mer, les pleurs terrifiés des bébés que l’on
remonte à bord, l’odeur âcre des corps baignés d’essence et
salis par les viols et les tortures en Libye. Les mots nous manquent
pour décrire cette personne qui expire sous nos mains affairées
pour la réanimer, sa dépouille que l’on enfile dans un body
bag,
le chagrin désarmant de ses proches et compagnons d’infortune
encore hantés par les images du naufrage. Les mots nous manquent
pour décrire les larmes d’un homme qui s’accroche à un bout de
tissu que lui a confié sa maman et les crises d’angoisse nocturne
d’un enfant de dix ans qui voyage seul.
Et
pourtant c’est justement ma mission à bord, et l’une des
missions de SOS MÉDITERRANÉE,
celle de trouver les mots pour raconter ce qu’il se passe
ici. Trouver les mots pour décrire, trouver les mots pour expliquer
et faire comprendre pourquoi l’ignorance et le désintérêt sont
intolérables, pourquoi l’inaction est inacceptable et pourquoi
certaines réponses à ce drame humain envisagées au niveau européen
sont coupables.
« Nous
avons besoin des médias pour faire changer ça »
m’a dit Amir, Guinéen,
au lendemain d’un sauvetage, en me confiant le récit épouvantable
de son voyage et des violences subies en Libye. L’histoire d’Amir,
comme celles des plus de 10.000 autres personnes que nous avons
accueillies à bord du bateau depuis février, continuent de nous
hanter pendant des jours, des semaines. Impossible de faire même
semblant d’oublier.
Je
croyais savoir, je ne savais rien. Avant de remonter sur l’Aquarius
en janvier, une nouvelle mission commence à terre : témoigner,
faire savoir. Pour que les citoyens européens sachent ce qu’il se
passe aux portes de l’Europe, devant chez eux, aux frontières de
l’Humanité.
Mathilde
Auvillain
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