mercredi 22 février 2017

22 février 2017 : des femmes et des hommes sauvent notre honneur (2)


Sois le témoin des temps sinon tout sera perdu, écris donc, que restera-t-il sinon de nous, de ce que nous faisons ?... Rien n'aura de sens...
(Métie Navajo, La geste des irréguliers : sans papiers sur les routes de France, Rue des cascades, 2011)


Pendant le mois de mai 2010, 80 sans-papiers (principalement originaires d'Afrique noire, mais aussi du Maghreb, de Turquie : Turcs et Kurdes, de Chine) et une vingtaine de "soutiens" (c'est ainsi qu'on appelle ceux qui aident les sans-papiers) sont partis de Paris jusqu'à Nice pour une grande marche à travers la France, pour tenter de faire reconnaître leurs droits – certains habitent en France depuis plus de dix ans – et en particulier, pour pousser à la régularisation des sans-papiers. Ils le font au nom du collectif de sans-papiers, installé depuis début 2009 rue Baudelique, dans les locaux inoccupés de l'ancienne Caisse primaire d'assurance maladie (Cpam) : ils sont là 2 à 3000 personnes occupantes, qui ont rebaptisé le local "Ministère de la régularisation des sans-papiers" (cf le site : www.ministere-de-la-regularisation-de-tous-les-sans-papiers.net).

Métie Navajo a suivi cette longue route qui a duré un mois, et le raconte dans La geste des irréguliers, car effectivement, cette marche s'apparente à une épopée à l'antique (on pense à Xénophon, puisqu'ici aussi on aboutit à la mer) ou à nos chansons de geste médiévales. Elle prend des notes, mange et dort avec eux, à la dure, dans les lieux prêtés par les communes qui ont bien voulu accueillir cette marche citoyenne. Elle raconte tout ça avec réalisme (mais aussi poésie), sans cacher les difficultés : petites brouilles entre certaines catégories de sans-papiers, la peur des fachos frontistes dès qu'on atteint la moitié sud de la France (ainsi, en Saône-et-Loire, "La voiture passe, les insultes, la trajectoire dans les airs / une pierre tombe sur une sœur siamoise, ou je ne sais, si : au cœur / car peut-être ne s'imaginait-elle pas que sur ces terres on jetait / aux hommes étranges venus d'ailleurs / noirs ou d'autres couleurs / de la haine concentrée").
Surtout, elle rend hommage à tous ces gens, ces obscurs, ces sans-grades (ni papiers), mais qui ne s'en laissent pas compter, aux soutiens aussi (ceux qui marchent, et les bénévoles qui, à chaque étape, ont préparé le terrain pour l'accueil), ainsi qu'à tous les élus courageux qui viennent au devant de l'étrange caravane. Car il est certain que le gouvernement ne les aide guère : "Le mot d'ordre dans les préfectures c'est plutôt de la fermer et de faire comme si on n'existait pas, avec un peu de chance personne ne se rendra compte de rien". Et, ajoute l'auteur," La presse nationale [aussi bien que les médias télévisuels : c'est mauvais pour l'audimat, ça, Coco !] s'emploie avec ferveur à nous taire".
Chemin faisant, elle recueille des paroles : "Je viens de recevoir mes impôts, ils ont mon adresse pour m'envoyer les impôts, mais pas pour les papiers..." Car un grand nombre de ces sans-papiers travaillent, parfois légalement, souvent dans l'illégalité, avec le risque de l'expulsion à chaque instant. Un de leurs slogans : " Ni PI-tié ni A-ssi-stan-ce DI-gni-té RÉ-sis-tan-ce". Elle constate qu'il y a "la joie et les rires, le courage qui passe d'un cœur l'autre et met en branle tous les pieds, la haine s'oubliera tandis qu'aucune de ces pierres précieuses de banlieue [joie, rires, courage] ne sera perdue". Dans une commune, elle fait ce constat au moment de l'accueil : "Nous gravissons les gradins et faisons la queue pour pain fromages charcuteries et yaourts pommes sous la surveillance d'employés municipaux crispés qui n'ont pas l'air très au fait de l'action symbolique grandiose dont ils sont les heureux témoins".
Au bout du compte, voici ce que nous disent ces sans-papiers, pour s'encourager à ne pas céder au découragement : "La terre est à nous. Nous avons besoin que les Français soient à nos côtés parce que nous souffrons. Nous allons affronter la tempête et l'ouragan mais avons toutes les armes, offensives et défensives... Et d'abord : la PAROLE ! Quelqu'un disait : la parole est pire qu'une arme nucléaire... Et nous l'avons cette parole, et nous allons la porter jusqu'au bout." Ils sont assez intelligents pour proclamer que la Françafrique, ce n'est que "le pillage des ressources et le maintien des dictatures, l'aberrante aide publique au développement, dont la plus grosse partie ne sert pas au développement, mais à la formation et à l'aide technique militaires [Ça sert beaucoup aux populations qui sont régulièrement massacrées soit par les gardes présidentielles, soit par les armées régulières. Je pense que les Africains sont contents de savoir que ça compte dans l'aide, commente l'auteur], la gestion des centres culturels français, et même les frais de reconduite à la frontière, les frais de gestion des centres de rétention administrative (CRA). Donc à chaque fois qu'on balance un Malien au Mali après l'avoir enchaîné mis dans un avion avec camisole, etc., c'est de l'aide publique au développement." Belle leçon de géopolitique !
Elle recueille les mots de Salim, qui lui dit d'une voix très basse, un murmure : "Tu sais, peut-être que tu ne comprends pas ce que c'est que la chance de naître en France et de vivre ici... D'avoir des droits... (temps) Dès qu'on monte dans l'avion pour quitter le pays et venir ici les humiliations commencent... Et elles continuent, elles ne s'arrêtent jamais..." Ou, en fin de course, les mots de Samia, "représentante de toutes les sans-papières du monde, femme presque unique à avancer, le souvenir de sa parole déchaînée me rassure : Moi je suis allée à Nice, j'ai été chez moi partout en France, je reste ici, je ne partirai pas..." Elle découvre aussi la richesse du métissage des langues : "Sortant de la tente quand je range mes affaires un matin il se retourne vers moi pour me demander très sérieusement : Quelle est la couleur du temps ? Je reste sans voix. Un autre glousse : Non mais les Ivoiriens ils ont leur langage... Il te demande quelle heure il est... Je suis dans ma fatigue si émue que je manque de pleurer..."
Métie Navajo fait donc le récit de "l'aventure passionnante d'avancer ensemble : une poétique-politique de grand chemin.Je suis donc de ces cœurs qui épousent toutes les douleurs du monde ? Pas vraiment, c'est plutôt leur courage qui m'anime, leur folie nécessaire..." Observant certains qui voient leur cortège avec inquiétude, elle ne peut s'empêcher de risquer la réflexion suivante : "Les gens droits finissent par s'enfermer dans la prison du comme il faut. Regarde-toi monsieur qui a bien travaillé toute ta vie, à errer tristement en bas de ton immeuble : tu ressembles déjà à un spectre".
Elle conclut magnifiquement l'épopée du peuple en marche : "heureuse d'avoir été là, avec eux, la marche historique qui deviendra la geste compliquée des voyageurs de ces temps (le cœur de la Terre a palpité sous nos pieds, les arbres ont aimé nos voix). Je ne cesse pas de les entendre. J'ai fait cette marche-là, et nous marchons encore / en vie, / en souffle, / en mots".

À l'heure où l'on condamne avec sévérité à une forte amende un des ces individus intègres et humains qui nous sauvent du déshonneur (et j'apprends que le parquet fait appel, trouvant la peine trop légère et souhaitant même l'envoyer en prison, non mais !), tandis que d'autres, dont l'intégrité est franchement douteuse, se présentent à la présidence de République (je pensais avoir tout vu, mais là, c'est le pompon !), La geste des irréguliers est un de ces livres nécessaires à la compréhension de notre monde.
Nous sommes tous des irréguliers, mais nous l'avons oublié ! Et j'espère que nous serons tous, un jour ou l'autre, des soutiens !
Encore un livre qui ne nous fait pas désespérer de l'humanité !

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