Sois
le témoin des temps sinon tout sera perdu, écris donc, que
restera-t-il sinon de nous, de ce que nous faisons ?... Rien n'aura
de sens...
(Métie
Navajo, La
geste des irréguliers : sans papiers sur les routes de France,
Rue des cascades, 2011)
Pendant
le mois de mai 2010, 80 sans-papiers (principalement
originaires d'Afrique noire, mais aussi du Maghreb, de Turquie : Turcs et Kurdes, de
Chine)
et
une vingtaine de "soutiens" (c'est ainsi qu'on appelle ceux
qui aident les sans-papiers) sont partis de Paris jusqu'à Nice pour une grande
marche à travers la France, pour tenter de faire reconnaître leurs
droits – certains habitent en France depuis plus de dix ans – et
en particulier, pour pousser à la régularisation des sans-papiers.
Ils le font au nom du collectif de sans-papiers, installé depuis
début 2009 rue
Baudelique, dans les locaux inoccupés de l'ancienne Caisse primaire
d'assurance maladie (Cpam) : ils sont là 2 à 3000 personnes occupantes, qui ont
rebaptisé le local "Ministère de la régularisation des
sans-papiers" (cf le site : www.ministere-de-la-regularisation-de-tous-les-sans-papiers.net).
Métie
Navajo a suivi cette longue route qui a duré un mois, et le raconte
dans La
geste des irréguliers,
car effectivement, cette marche s'apparente à une épopée à
l'antique (on pense à Xénophon, puisqu'ici aussi on aboutit à la mer) ou à nos chansons de geste
médiévales. Elle prend des notes, mange et dort avec eux, à la dure, dans les
lieux prêtés par les communes qui ont bien voulu accueillir cette
marche citoyenne. Elle raconte tout ça avec réalisme (mais aussi poésie), sans cacher
les difficultés : petites brouilles entre certaines catégories de
sans-papiers, la peur des fachos frontistes dès qu'on atteint la
moitié sud de la France (ainsi, en Saône-et-Loire, "La
voiture passe, les insultes, la trajectoire dans les airs / une
pierre tombe sur une sœur siamoise, ou je ne sais, si : au cœur /
car peut-être ne s'imaginait-elle pas que sur ces terres on jetait /
aux hommes étranges venus d'ailleurs / noirs ou d'autres couleurs /
de la haine concentrée").
Surtout,
elle rend hommage à tous ces gens, ces obscurs, ces sans-grades (ni
papiers), mais qui ne s'en laissent pas compter, aux soutiens aussi
(ceux qui marchent, et les bénévoles qui, à chaque étape, ont
préparé le terrain pour l'accueil), ainsi qu'à tous les élus
courageux qui viennent au devant de l'étrange caravane. Car il est
certain que le gouvernement ne les aide guère : "Le mot d'ordre
dans les préfectures c'est plutôt de la fermer et de faire comme si
on n'existait pas, avec un peu de chance personne ne se rendra compte
de rien". Et,
ajoute l'auteur," La
presse nationale [aussi
bien que les médias télévisuels : c'est mauvais pour l'audimat,
ça, Coco !] s'emploie
avec ferveur à nous taire".
Chemin
faisant, elle recueille des paroles : "Je
viens de recevoir mes impôts, ils ont mon adresse pour m'envoyer les
impôts, mais pas pour les papiers..." Car
un grand nombre de ces sans-papiers travaillent, parfois légalement,
souvent dans l'illégalité, avec le risque de l'expulsion à chaque
instant. Un de leurs slogans : " Ni
PI-tié ni A-ssi-stan-ce DI-gni-té RÉ-sis-tan-ce". Elle
constate qu'il
y a "la joie et les rires, le courage qui passe d'un cœur
l'autre et met en branle tous les pieds, la haine s'oubliera tandis
qu'aucune de ces pierres précieuses de banlieue [joie, rires, courage] ne sera perdue".
Dans une commune, elle fait ce constat au moment de l'accueil : "Nous
gravissons les gradins et faisons la queue pour pain fromages
charcuteries et yaourts pommes sous la surveillance d'employés
municipaux crispés qui n'ont pas l'air très au fait de l'action
symbolique grandiose dont ils sont les heureux témoins".
Au
bout du compte, voici ce que nous disent ces sans-papiers, pour
s'encourager à ne pas céder au découragement : "La
terre est à nous. Nous avons besoin que les Français soient à nos
côtés parce que nous souffrons. Nous allons affronter la tempête
et l'ouragan mais avons toutes les armes, offensives et défensives...
Et d'abord : la PAROLE ! Quelqu'un disait : la
parole est pire qu'une arme nucléaire... Et nous l'avons cette
parole, et nous allons la porter jusqu'au bout." Ils
sont assez intelligents pour proclamer que la
Françafrique, ce n'est que "le pillage des ressources et le
maintien des dictatures, l'aberrante aide publique au développement,
dont la plus grosse partie ne sert pas au développement, mais à la
formation et à l'aide technique militaires [Ça
sert beaucoup aux populations qui sont régulièrement massacrées
soit par les gardes présidentielles, soit par les armées
régulières. Je pense que les Africains sont contents de savoir que
ça compte dans l'aide, commente l'auteur], la gestion des centres
culturels français, et même les frais de reconduite à la
frontière, les frais de gestion des centres de rétention
administrative (CRA). Donc à chaque fois qu'on balance un Malien au
Mali après l'avoir enchaîné mis dans un avion avec camisole, etc.,
c'est de l'aide publique au développement." Belle leçon de
géopolitique !
Elle
recueille les mots de Salim, qui lui dit d'une voix très basse, un
murmure : "Tu sais, peut-être que tu ne comprends pas ce que
c'est que la chance de naître en France et de vivre ici... D'avoir
des droits... (temps) Dès qu'on monte dans l'avion pour quitter le
pays et venir ici les humiliations commencent... Et elles continuent,
elles ne s'arrêtent jamais..." Ou,
en fin de course, les mots de Samia, "représentante de toutes les
sans-papières du monde, femme presque unique à avancer, le souvenir
de sa parole déchaînée me rassure : Moi
je suis allée à Nice, j'ai été chez moi partout en France, je
reste ici, je ne partirai pas..."
Elle découvre aussi la richesse du métissage des langues : "Sortant
de la tente quand je range mes affaires un matin il se retourne vers
moi pour me demander très sérieusement : Quelle
est la couleur du temps ?
Je reste sans voix. Un autre glousse : Non
mais les Ivoiriens ils ont leur langage... Il te demande quelle heure
il est...
Je suis dans ma fatigue si émue que je manque de pleurer..."
Métie
Navajo fait donc le récit de "l'aventure passionnante d'avancer
ensemble : une poétique-politique de grand chemin.Je suis donc de
ces cœurs
qui épousent toutes les douleurs du monde ? Pas vraiment, c'est
plutôt leur courage qui m'anime, leur folie nécessaire..."
Observant certains qui voient leur cortège avec inquiétude, elle ne
peut s'empêcher de risquer la réflexion suivante : "Les
gens droits
finissent par s'enfermer dans la prison du comme il faut. Regarde-toi
monsieur qui a bien travaillé toute ta vie, à errer tristement en
bas de ton immeuble : tu ressembles déjà à un spectre".
Elle
conclut magnifiquement l'épopée du peuple en marche :
"heureuse d'avoir été là, avec eux, la marche historique qui
deviendra la geste compliquée des voyageurs de ces temps (le cœur
de la Terre a palpité sous nos pieds, les arbres ont aimé nos
voix). Je ne cesse pas de les entendre. J'ai fait cette marche-là,
et nous
marchons encore / en vie, / en souffle, / en mots".
À
l'heure où l'on condamne avec sévérité à une forte amende un des
ces individus intègres et humains qui nous sauvent du déshonneur
(et j'apprends que le parquet fait appel, trouvant la peine
trop légère et souhaitant même l'envoyer en prison, non mais !), tandis que
d'autres, dont l'intégrité est franchement douteuse, se présentent
à la présidence de République (je pensais avoir tout vu, mais là, c'est le pompon !), La
geste des irréguliers
est un de
ces livres
nécessaires à
la compréhension de notre monde.
Nous
sommes tous des irréguliers, mais nous l'avons oublié ! Et j'espère que nous serons tous, un jour ou l'autre, des soutiens !
Encore un livre qui ne nous fait pas désespérer de l'humanité !
Encore un livre qui ne nous fait pas désespérer de l'humanité !
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