vendredi 3 février 2017

3 février 2017 : "Moonlight" : un film magique


Je suppose qu’avant d’en venir à l’amour, on est saisi du pressentiment que viendra de ce côté-là l’essentielle souffrance de la vie et que l’on cherche, comme on peut, à s’en cacher, blotti en de frêles abris...
(Gabrielle Roy, Ces enfants de ma vie, Boréal, 2013)

À l’opposé de la fadeur de La la land, Moonlight, avec moins d'afféteries et plus de simplicité, est un film au sujet brûlant. On retrouve là le grand cinéma américain, dans lequel l’écriture cinématographique est au service d’un contenu profond. Par ailleurs, à l’image de son titre, le film rayonne de lumière, celle des âmes nues, qui contrebalance la noirceur de la violence sociale.

 
Le film est conçu en trois temps. 
1 : l’enfance. Dans ce quartier noir de Miami (à l’école, au collège, il n’y a que des noirs : la ségrégation raciale reste, semble-t-il, un fait), la violence est partout : Chiron, le jeune garçon de neuf ans, est élevé par une mère seule, accro à la drogue et qui se prostitue pour vivre ; garçon sensible et mutique, Chiron, surnommé Little, est brimé par ses camarades, car pas assez masculin. Un jour qu’il se réfugie dans un immeuble abandonné aux dealers et aux drogués, il est récupéré par Juan, un des caïds du coin, qui va le prendre sous son aile et devenir un père de substitution. Juan , qui vit avec la lumineuse Teresa, va arriver à le dégeler, lui apprendre à nager, et Chiron peu à peu, sort de sa carapace. Traité de "faggot" (tapette) à l"école, il demande à Juan ce que ce mot signifie, et Juan lui fait une réponse intelligente.
2 : l’adolescence. Quelques années plus tard, Chiron a quinze ans et continue à être brimé, parce que trop "différent". Il voit toujours Teresa (Juan est mort) dès qu’il a des difficultés, ou que sa mère a un client. Il n’a qu’un seul ami, Kevin, avec qui il peut s’épancher un peu, mais ce dernier est contraint par le groupe de collégiens à le battre. Et les autres achèvent en le rouant de coups ; la directrice le somme de porter plainte, il refuse. Mais le lendemain, Chiron se venge en cassant une chaise sur le dos du meneur de la bande. Arrêté par la police, il est envoyé dans un centre éducatif.
3 : l’âge adulte. Dix ans plus tard, Chiron, devenu un homme très costaud (il a fait de la musculation) vit désormais à Atlanta, où il imite Juan, en étant un des meneurs du trafic de drogue. Il vit dans une grande solitude. Sa mère est maintenant dans une maison de désintoxication et souffre de son absence. Chiron reçoit un coup de téléphone de Kevin, toujours à Miami, où il est devenu cuistot, après avoir fait de la prison. Sur un coup de tête, Chiron décide d’aller lui rendre visite.
Nous assistons donc dans ce récit d’apprentissage à l’éducation sentimentale d’un jeune garçon au visage triste que sa mère n’a pas su aimer. Pour se construire, l’enfant se fabrique une armure (le silence en fait partie), qu’il va épaissir peu à peu. Malgré l’aide bienveillante de Juan (très beau personnage, dont on regrette la disparition), l’amitié de Kevin (le seul garçon de son âge à lui parler), il va renforcer au fil des ans cette armure, ce regard fermé. C’est qu’il y a derrière tout ça la prise de conscience de son homosexualité, dès l’enfance, par le regard des autres, puis plus nettement à l’adolescence, par leur violence sociale. Et donc de la solitude profonde que ça va entraîner pour Chiron dans ce milieu populaire noir, où la virilité est magnifiée. D’où sans doute le besoin qu’il aura de se transformer en un super costaud, en archétype du mâle (derrière lequel on sent pourtant la fragilité du petit garçon qu’il n’a cessé d’être, l’acteur est ici prodigieux). Ce qui va lui permettre de remonter la pente, d’être capable de pardonner à sa mère et peut-être d’aimer.
La caméra est toujours à la hauteur des êtres humains (pas seulement de Chiron, mais de tous ceux qui l’entourent), attentive à déceler les failles, les silences, les faiblesses de chacun, à capter dans l’instant les sensations des personnages. À cet égard, la dernière scène reste inoubliable. Et je vous laisse la découvrir. Moonlight est un film tout en pudeur, en délicatesse, en retenue, en subtilité, léger même, malgré l’âpreté du sujet : comment devient-on un homme, et surtout comment être soi ?
L’originalité vient du fait que le réalisateur saisit trois moments de la vie de Chiron (donc joué par trois acteurs différents), et trois moments assez brefs. Dans chaque moment, il y a des instants-clés : pour l’enfant, la rencontre avec Juan et l’explication du mot faggot ("Un jour, tu devras choisir qui tu as envie d’être", lui dit Juan), ensuite la scène frémissante des deux adolescents sur la plage (où aidé par Kevin, plus déluré, Chiron choisit peut-être ce qu’il est), enfin, les belles scènes de la réconciliation avec la mère et des retrouvailles avec Kevin dans le troisième mouvement. Ainsi, on comprend l’évolution de Chiron, la résilience qui lui permet de survivre, de tromper le déni de soi et de se décider, enfin, à aimer.


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