c'était
un être d'un genre particulier, le genre optimiste. Je me tenais sur
ces gens d'intarissables discours : le propre des optimistes,
c'est de vous exténuer. Ils jouissent en général d'une excellente
santé, ils ne se découragent jamais, ils disposent d'une énergie
considérable.
(Marguerite Duras, Le
marin de Gibraltar)
Rotterdam : le port
Je suis donc arrivé à Rotterdam à une vitesse grand V : taxi qui vient me chercher au bas de l'échelle de coupée (alors que dans tous les autres ports d'escale, il fallait attendre le shuttle = navette, pour parvenir à la sortie du port, là, montrer patte blanche, notre bon de sortie, notre carte de crew (l'équipage) – eh oui, on faisait partie de l'équipage, subir éventuellement une fouille du sac, franchir la grille de sortie, et au retour, idem, refranchir la grille, vérifier qu'on était bien sur les listes, avec même je ne sais plus où, à Callao peut-être, une fouille au corps, jambes écartées, par un palpeur désagréable), et nous sommes sortis du port – j'avais préparé mon bon de sortie et mon passeport, au cas où, et rien ! Pas de barrière et de grille à franchir, alors que nous arrivions tout droit de Carthagène en Colombie, qu'on pouvait très bien avoir mis dans mes bagages une drogue clandestine.
Mais
une fois à la gare centrale, j'apprends qu'il n'y a plus de train pour
la France, je me balade un peu, j'avise Eurolines – un bus pour Paris est
annoncé, je m'inscris et achète un billet, en liquide, car ma carte
bancaire avec le code que j'indique ne fonctionne pas – vais dans
un café me connecter pour donner de mes nouvelles, retourne vers 17
h à Eurolines pour voir si le bus n'était pas annulé, il l'était, on me rembourse.
Me voilà bien. Pas de train ni de bus, une centaine d'euros
seulement en poche, pas un hôtel dans le coin à moins de quatre
étoiles – Rotterdam est une ville d'affaires, le plus grand port
d'Europe, il n'y a que des hôtels pour hommes d'affaires –
j'apprends qu'à la gare, tout ferme à minuit, et que de toute
façon, le hall est glacé, traversé par le vent, je retourne dans
mon café, et j'ai la bonne idée de tenter de payer mon muffin au
chocolat et mon coca avec ma carte visa, en essayant le deuxième
code que j'avais en tête. Bingo, c'était le bon !
Je
retourne à la gare voir s'il n'y a pas quand même un train pour
Bruxelles ; oui, il y en a un à 19 h 55, j'indique que je suis
senior – non, mais ! – 30,30 €. Je sors ma carte, elle me dit, il
y a 8% de taxe quand vous payez avec une carte. J'ai donc payé en
liquide. Bien sûr, j'aurais pu rester à Rotterdam, maintenant que ma carte fonctionnait, passer une nuit
à près de 200 €, car les chambres moins chères étaient
complètes.
On
prend le train qui s'ébranle sans se presser, s'arrête un peu
partout, je discute avec mes voisins belges de Bruxelles, leur
demandant où il était mieux que je descende, il y a plusieurs
gares, quand soudain on s'arrête en rase campagne, ou peu s'en faut,
un bled nommé Kalmthout ; y a de la neige. Arrêt, une heure,
de temps en temps, une annonce en trois langues (flamand, français,
anglais) fait le point de la situation. Il paraît qu'un train avant
nous doit être évacué, et gêne pour notre passage. Nous repartons quand même, sans
nous presser et vers 23 h, nous arrivons à Bruxelles, gare du midi,
où je descends.
Il fait nuit, un froid intense, ça glisse sur les
trottoirs neigeux et verglacés, j'avise l'hôtel Ibis, face à la gare. Complet. Le sbire
me dit que tout est complet dans le voisinage, mais qu'il y a encore
des places à l'Ibis du Heysel. Prendre le métro, descendre à
Heysel ou Roi Baudoin, c'est direct et ensuite 200 m à pieds. Il me
donne un plan. Ravi, je descends dans le métro tout proche, et pour
commencer je ne trouve pas de distributeur de ticket ; à cette
heure-ci, il n'y a personne pour m'expliquer où, je franchis donc les barrières qui étaient
ouvertes, avec mes bagages – je commençais à en avoir ma claque
de ma valise, de mon sac de sports et de mon sac à dos ! Arrivé en
bas, j'avise une jeune fille, je lui demande pour les tickets, elle
me dit que c'était en haut ; diable, voici le métro, je le
prends ! J'interroge mon voisin, un jeune Belge d'origine
immigrée, mais qui parle un français très pur et sans accent :
« à cette heure-ci, y a plus de contrôle »,
m'assure-t-il. Je descends au Heysel, il y a deux côtés, bien sûr,
je prends le mauvais côté, les portillons coulissants ne s'ouvrent
pas sans ticket. Je redescends et file de l'autre côté, il est déjà
presque minuit et on m'avait dit que le métro s'arrêtait à minuit, et là, ouf, les portillons sont ouverts.
Je
file dare-dare, regarde mon plan, et me dirige dans des rues assez
sombres et au goudron recouvert de neige verglacée vers le prétendu
hôtel. Je passe à côté de l'Atomium (content de l'avoir vu !),
mais ça fait déjà quatre cents mètres, d'un côté le Parc des
expositions, de l'autre des terrains vagues. Je regarde à nouveau le plan, ne
serait-ce que pour reposer mes bras brisés. L'hôtel est de l'autre
côté du Parc des expositions, encore au moins cinq cents mètres,
et en fait, même plus, car il faut remonter un peu. Je regrettais
d'avoir pris le métro – même gratuit – et de n'avoir pas pris
un taxi. Il est 0 h 30 quand j'arrive à l'hôtel. « J'espère
que vous n'êtes pas complet ! », un cri du cœur me sort
de la bouche ; non, et voilà comment sans rien avoir mangé que
le muffin depuis le lunch sur le cargo (encore heureux de ne l'avoir quitté que vers 12 h 30), je me suis retrouvé presque à
une heure du matin dans une chambre très confortable, frigorifié,
moulu, courbatu, et maudissant les voyages trop courts – si j'avais pu revenir en juin !, la Belgique, l'anticyclone d'Islande et le froid de Sibérie,
les gens qui ne connaissent plus les distances à force de tout faire
en voiture, et incapable de m'endormir avant 2 h 15 !
Au
matin, j'arrive à 9 h à la gare, une cohue indescriptible, je veux
passer prendre mon billet (les bornes automatiques sont une horreur,
aussi bien aux Pays-Bas qu'en Belgique, et de toute façon ne
délivrent pas de billet pour les départs immédiats), et je dois
faire une queue phénoménale, car tout le monde a la même idée que
moi, notamment le Brésilien mon voisin. Au bout d'un quart d'heure,
j'explique que je veux aller en France, on me donne un imprimé
avec tampon de la gare « Impossibilité de vente » muni duquel on m'envoie sur
le quai n° 5b où un train doit partir pour Paris, avec mission de
montrer le dit imprimé au contrôleur sur le quai – nouvelle
queue, car il délivre les billets, à payer par carte bancaire. Le
Brésilien et sa compagne devant moi voient leurs deux cartes
bancaires brésiliennes refusées, je leur fais signe discrètement
de monter quand même dans le train. Moi, je paye, il me fait le
tarif senior, et j'emprunte le Thalys pour la première fois. Nous
partons à 10 h 45 et à 12 h 45 nous sommes à Paris. J'ai fait
connaissance du couple voisin, lui est maître-nageur saisonnier et
voyage le reste du temps, elle est vendeuse à Deauville ; ils
arrivent de New York et vont à Caen.
Curieusement,
ils me suivent jusqu'à la gare Montparnasse où on se perd de vue ;
épuisé par mes bagages, je ne réfléchis pas que Caen, c'est
plutôt Saint-Lazare ! Je prends le premier
train pour Bordeaux, où je suis à 17 h 45 !!! Mon jour et demi
terrien m'a plus épuisé que toutes les tempêtes maritimes, le
roulis, la chaleur et la pluie tropicales, je suis à peine capable de me tenir
debout dans le tram avec mes bagages. Enfin, rien n'est perdu, je
suis arrivé. Laurent, le gardien, me donne la clé. Ma « retraite
de Russie » – car j'ai pensé à ces malheureux soldats de
Napoléon, dans le froid, avec tout leur barda, je me suis vu, quand
je n'avais pas encore réussi à trouver le bon code de la carte
bancaire, passant la nuit dehors, et il a fait – 10° à Bruxelles,
ce dut être pareil à Rotterdam – est achevée...
Oh
mais, j'étais prêt à tout affronter et à passer une nuit
blanche ! Après deux mois de quasi monastère, ça faisait tout
drôle. Mais je gardais un optimisme étonnant cependant, et une énergie démesurée. Je
repensais à mon amie George Sand, et je me disais quand même, que
j'avais réussi un peu comme elle quand elle avait passé quelques mois aux Baléares : "Quant
à moi, je me mis en route pour satisfaire un besoin de repos que
j'éprouvais à cette époque-là particulièrement. Comme le temps
manque pour toutes choses dans ce monde que nous nous sommes fait, je
m'imaginai encore une fois qu'en cherchant bien, je trouverais
quelque retraite silencieuse, isolée, où je n'aurais ni billets à
écrire, ni journaux à parcourir, ni visites à recevoir"
(Un
hiver à Majorque).
Et
maintenant, vivent les retrouvailles !
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