« C’est le regard de l’autre qui me constitue », disait Lacan. Cela n’a jamais été aussi vrai qu’avec ceux qui souffrent d’une atteinte de l’image de soi. […] on peut finir par oublier que l’on a un corps dégradé, parce que l’on est soi, parce que les autres posent encore sur vous un regard plein de tendresse, et ne soulignent pas votre déficience corporelle.
(Marie de Hennezel, La mort intime : ceux qui vont mourir nous apprennent à vivre, R. Laffont, 1995)
J'ai bien connu le problème de l'accompagnement jusqu'au bout de la vie avec Claire, mon épouse. Nous nous sommes épaulés l'un l'autre de juillet 2004 (date du début de la souffrance due à sa tumeur au cerveau) à juin 2009, date de sa mort. Jamais je n'ai regretté de participer à ce que d'aucuns appellent un cauchemar ou, dans les nécrologies, une longue et douloureuse maladie. Je l'ai vue donc, au fil des jours, des semaines, des mois, des années, continuer à vivre en se dégradant peu à peu, mais sans perdre le goût de la vie, de la nourriture, des voyages, de la rencontre humaine, du chant, jusqu'au jour où elle a dû perdre son autonomie et dépendre totalement de moi et de mon entourage.
Et, par la suite, j'ai accompagné aussi jusqu'au bout plusieurs amis : P., une bibliothécaire de Poitiers dont j'ai appris peu après le décès de Claire qu'elle avait une récidive de son cancer ; I. que j'ai rencontré à l'Association Aides, un malade en phase terminale du sida que j'ai pu emmener avec moi à Venise avant qu'il ne meure. Puis Georges et Odile, mes grands amis poètes de Poitiers, qui ont vécu très vieux. Michel, mon frère aîné pendant ses deux dernières années. Encore maintenant, j'accompagne H., une vieille dame de ma tour, aujourd'hui dans un EHPAD.
C'est pourquoi j'ai tant apprécié le livre de Marie de Hennezel La mort intime dont le sous-titre ceux qui vont mourir nous apprennent à vivre m'a semblé d'une justesse indéniable. Car, oui, comme tous les patient.e.s de Marie de Hennezel dans son unité de soins palliatifs, Claire, avec sa force intérieure et son amour, a su m'insuffler la capacité de faire face, le pouvoir d'inventer les techniques de l'aide que je pouvais apporter, une sorte de goût de vivre de près ce qui lui arrivait, et d'atteindre le sommet de ma compétence humaine. Car j'étais dans le soin de la personne, sans oublier sa qualité d'être humain (et qui me touchait de près) comme certains de nos médecins l'ont malheureusement fait, trop imbus de soigner les symptômes et non les êtres humains .
C'était difficile à comprendre pour beaucoup de mes amis et connaissances, car j'étais souvent là, présent, sans rien faire, si ce n'est parler (un peu, et j'étais obligé de dire à nos peu nombreux visiteurs, de rester discrets et sobres en paroles), faire silence aussi, faire la lecture éventuellement ou mettre un disque (classique, chanson, négro spiritual, sur sa demande et toujours à son modéré), lui prendre la main, la masser délicatement (et là, je me suis rendu compte que le toucher est l'organe des sens primordial), lui sourire comme elle me souriait, ce qui me donnait beaucoup de force... Bref, je me suis rendu compte que parfois ne rien faire, mais être présent, souriant, silencieux, aimant, valait tout l'or du monde.
Et puis, il y a l'après-vie, la survie, le difficile deuil, la vie qui continue. J'ai été bien soutenu dans ce pas délicat par mes enfants (de loin) et par mes amis (de près) : G. m'a invité à passer une semaine en vacances chez ses parents, en bord de mer ; C. m'a proposé de faire une nouvelle cyclo-lecture, dans le Marais poitevin. Et je me suis souvenu des mots de ma grand-mère, quand je lui avais demandé à sept ans ce qu'on devenait après la mort, et qu'elle m'avait répondu : « Tu as vu les convois funèbres qui vont de l'église au cimetière, ils passent sous nos fenêtres. Donc, on ensevelit le corps des morts dans la terre. Certains pensent qu'une partie de nous ne disparaît pas, et que notre âme va au ciel; Mais je vais te dire un secret : les morts ne sont ni dans la terre ni au ciel ! Ils sont là (et elle se frappa la poitrine), dans notre cœur, et chaque fois que tu penses à eux, ils revivent un instant.
Claire, tu revis souvent en moi, comme ma grand-mère d'ailleurs... Bien sûr, parfois des larmes me viennent, quand je suis tout seul, ou en présence des enfants et de mes amis, mais je sais qu'il est bon de pleurer, comme de sourire au souvenir des jours heureux, et de ne pas avoir de regrets. Car c'est la vie, et la mort fait partie de la vie !
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