je
ne pouvais, sans une navrante amertume, me détacher de cette mer si
monstrueusement séduisante, de cette mer si infiniment variée dans
son effrayante simplicité, et qui semble contenir en elle et
représenter par ses jeux, ses allures, ses colères et ses sourires,
les humeurs, les agonies et les extases de toutes les âmes qui ont
vécu, qui vivent et qui vivront !
En disant adieu à
cette incomparable beauté, je me sentais abattu jusqu'à la mort ;
et c'est pourquoi quand chacun de mes compagnons dit :
« Enfin ! » je ne pus crier que : « Déjà ! »
(Charles
Baudelaire, Déjà !,
in Le
spleen de Paris)
Déjà !
Ce
cri m'avait échappé en 2010 quand le commandant me montrait la
Désirade, aux approches de la Guadeloupe ; le voyage m'avait
paru bien court. Dès ce moment, je savais qu'il faudrait que j'en
fasse un autre, beaucoup plus long, plus exigeant, pour aller au fond
de moi-même, et retrouver, quoi ?
Au
fond, ce voyage en cargo de 2010, je le faisais par devoir, pour
accomplir les derniers vœux d'une âme bien-aimée, d'une mourante :
« Le voyage en cargo, promets-moi de le faire, pour moi ! »
Sous-entendu, puisque moi je ne pourrai pas, je ne pourrai jamais le
faire. En réalité, chacun sait que le devoir n'est jamais
suffisant, il est même handicapant, il manque de chaleur. Il faut
plus que ça, il faut pouvoir le dépasser. Au fond, c'était trop
tôt, trop près du décès, et j'étais encore dans le deuil
profond.
Et
je me doutais dès ce moment qu'un voyage plus long, où je serai
davantage confronté au passé – et à mon avenir aussi – me
donnerait une conscience plus claire de la chose. De plus, alors que
mes derniers textes publiés en 2010, D'un
auteur l'autre
et Un
rêve d'infini
dataient de son vivant, Claire connaissait ces textes, je me suis
aperçu que je n'avais rien écrit de significatif – beaucoup de
poèmes quand même, puisque j'ai un recueil constitué, pour lequel
je cherche un éditeur – et, en tout cas, rien publié d'inconnu
d'elle depuis sa mort. Que je m'étais dispersé. En 2010, j'avais
bien écrit quelques textes poétiques lors de mon séjour en
Guadeloupe, mais rien de révélateur quant à une participation de
Claire au voyage.
Et
j'ai effectivement trouvé. Ici, soudain, j'ai eu l'illumination.
Claire a fait le voyage avec moi, c'est son chant, son épopée, son
désir de voyage – elle était de loin plus voyageuse que moi, et
se débrouillait tellement mieux que moi en langues étrangères –
que je transcrirai, je ne savais pas encore sous quelle forme. Et la
poésie s'est imposée à moi très rapidement. D'abord, à cause de
l'allitération entre les mots mer, amour et mort. Ensuite, à cause
de tous les sens qui gravitent autour de ces trois mots, des nombreux
rapprochements à faire. Et effectivement, alors que Claire m'a
quitté depuis bientôt quatre ans, sa présence s'est imposée ici
avec une force inattendue, me guidant dans l'inspiration comme je ne
l'avais jamais été. Et relançant aussi mon projet d'écriture sur
des femmes écrivains : j'ai pris beaucoup de notes sur
Marguerite Duras (lu six livres d'elle), Virginia Woolf (cinq livres)
et Jane Austen (quatre livres), Louise Michel (trois livres), George
Sand (sept livres), pour préparer les chapitres les concernant. Sans
compter Marcelle Depastre, dont je me suis repu de ses Psaumes,
source d'inspiration magnifique d'ailleurs pour ma propre écriture.
Comme
par ailleurs j'ai tenu un journal de bord, très détaillé cette
fois – et je n'exclus pas d'en tirer un texte littéraire, si
toutefois j'en suis capable – ça pourrait, à l'issue de mon
voyage, et après un travail d'écriture et de réécriture acharné,
me mettre à la tête de trois nouveaux manuscrits en 2014. À la
condition que je cesse de me disperser, que je travaille en un mot...
Que je m'isole au maximum, au moins trois jours par semaine, soit
chez moi, soit ailleurs.
Après
quoi je m'attellerai à mon grand livre d'essais à la Montaigne,
peut-être l'hiver 2014-2015, à la faveur d'un tour du monde,
isolant, de trois mois, en cargo de nouveau. Faut que j'économise
d'ici là, que je me maintienne en bonne santé et me fasse réviser,
comme une vieille voiture, car les yeux, les oreilles, l'estomac,
l'intestin, les genoux, au moins, ont besoin d'être sévèrement
revus et corrigés, s'il y a lieu ! Sans parler de la
mémoire !!!
Je
suis sûr que c'est ce qu'aurait voulu Claire. Ce voyage m'aura
enthousiasmé, justement par l'isolement qu'il m'a procuré, par
cette retraite profonde, au milieu d'une nature qu'on peut juger
monotone ("Quand nul ne la regarde, la mer n'est plus la mer /
Elle est ce que nous sommes lorsque nul ne nous voit", chantait
Supervielle, que je cite de mémoire), mais qui est sans cesse
changeante, de couleurs, de formes, et toujours d'une beauté
sidérante si on a les yeux ouverts. Le microcosme des marins,
observé par le bout de la lorgnette de la langue de bord (cette
espèce de sabir américano-anglophone aux accents multiples, et dont
je ne saisissais qu'environ 25 à 50% selon les personnes) et de mes
déplacements sur les ponts, est au plus haut point intéressant
d'humanité. On y voit la lutte des classes (la hiérarchie) et les
conflits Nord-Sud (Européens/Philippins) avec un effet grossissant,
du fait de l'enfermement.
Je
me suis fait oublier, quasiment, pendant deux mois. C'est bien pour
moi – je vous retrouverai, parentèle et amis, avec d'autant plus de plaisir –, et
sans doute pour vous aussi, car je sais à quel point je peux être
un boulet, aussi bien pour mes amis que pour ma famille !
Voilà,
je suis revenu, présentement bloqué à Rotterdam, où le temps est
magnifique, mais la Belgique, le nord et l'ouest de la France étant
sous la neige, il n'y a pas de trains ! Je prendrai peut-être
(j'ai mon billet) le bus Eurolines ce soir, on verra.
"Vous
me demandez si je suis découragée quelquefois ? Jamais !
Mais désolée, désespérée même, oh ! fort souvent. Mais grâce à
Dieu, je ne suis qu'un roseau, et le vent qui brise le chêne me
courbe et me relève"
(George
Sand, Lettre
à Pierre-Jules Hetzel,
15 novembre 1845). Je ressemble à cette sacrée bonne femme !
Avec, hélas, moins de talent !
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