Mais
bon sang ! Pourquoi croyez-vous que le Grand, là-haut, a décidé
de la faire ronde, la Terre ? Pour qu'on en fasse le tour !
Si elle était plate, au bout, on tomberait.
(Daniel
Herrero, Partir : éloge de la bougeotte)
Le
retour sur terre est bien difficile, je voudrais rapidement vous
faire un résumé de mes cinquante-quatre jours de mer. Mais je tombe
en pleine élection papale – mon Dieu, comme c'est palpitant !
– je vais donc plutôt que de donner un récit, livrer mes
réflexions sur ce type de voyage.
C'est
un voyage en solitaire. Certes, aucun rapport avec le Vendée
Globe, ce n'est pas moi qui conduisait la machine, et il y a
aussi quelques personnes à bord, deux autres passagers et vingt
membres d'équipage. Mais si on se voit aux repas et aux soirées
festives (trois soirées barbecue dites grill party), de temps
en temps lors des stations à la passerelle (poste de commandement
tout en haut du château) ou lors des promenades autour du pont,
parfois en nous rendant visite à nos cabines respectives, le reste
du temps (75%) doit être occupé par soi-même. Il faut donc avoir
une force intérieure suffisante, accepter le silence et les espaces
de méditation.
Ce
voyage en solitaire est un voyage de loisir et de découverte. On a
beaucoup de temps, puisque nous n'avons à faire ni les courses ni la
cuisine ni le ménage. On découvre donc la mer, le travail des
marins que l'on voit ici et là, officiers de commandement à la
passerelle, les autres occupés aux machines, sur le pont, à la
cuisine. On a tout le temps pour lire aussi, chacun a sa liseuse
(Janet, en néerlandais, Jean, à l'aller, avait un Ipad avec des
bouquins enregistrés). De temps en temps on regarde un film, mais
finalement moins que lors de mon premier voyage où c'était
systématiquement le cinéma en soirée. Jean écoute aussi de la
musique. Et moi, je regarde parfois un acte d'opéra. J'ai réussi à
attirer Jean pour regarder des films ensemble (cinq westerns) et deux
opéras.
C'est
aussi un voyage de travail (au moins sur soi). Chacun de nous tient
son journal de bord (sur ordinateur ou Ipad pour les deux hommes, un
vrai cahier – et même plusieurs pour Janet, Jochen lui, qui
remplaçait Jean au retour, non), chacun prend des photos et filme
des clips, écrit ses souvenirs pour ses enfants (Jean, qui n'a
pourtant que 63 ans), tricote (Janet). Quant à moi, mes lectures
sont aussi des lectures « de travail », j'ai pris des
notes sur Louise Michel, George Sand, Marguerite Duras, Jane Austen,
Virginia Woolf, notes qui me serviront à rédiger mes chapitres d'un
futur livre. Mais j'y allie loisir et travail, car c'est avec un
plaisir intense que je lis ou relis ces auteurs. Enfin, j'écris
beaucoup de poèmes. Le voyage, la mer, les vagues, le ciel, les
nuages, le vent, le soleil, le souvenir de Claire et la mort même,
tout est propice au travail d'écriture, aimanté par la lecture des
poètes que j'ai emmenés avec moi, René-Guy Cadou et Marcelle
Delpastre.
Enfin,
c'est un voyage sans but. Jean voulait connaître ça, lui qui a été
agent de voyages, qui connaît déjà cinquante pays (j'en suis à
peine à vingt), qui pratique le bateau sur le Rhône ou les côtes
(il a son permis et loue un bateau de temps en temps), mais qui ne
connaissait pas l'océan au long cours, et n'avait aucune envie
d'aller sur un paquebot, ville flottante. Janet, 72 ans, en est à
son quatrième voyage en cargo, c'est un peu la mer-trotteuse du
groupe, elle qui fut longtemps prisonnière de son écluse et qui
devait rêver de s'en évader. Je pense que ça la rend heureuse,
elle qui n'a pas de famille. Moi, comme je le pensais, ç'a été une
retraite méditative et studieuse. Finalement, j'apprécie qu'on ne
nous donne pas accès à internet, on ne sait rien de ce qui se passe
dans le monde, et pourquoi pas, après tout, est-ce si important,
Christophe Colomb, Magellan, La Pérouse et Bougainville
n'étaient-ils pas dans ce cas ? La solitude relative (Janet
doit beaucoup l'apprécier puisqu'elle sautait allègrement un repas
sur deux) nous rend apte à faire ces retours vers le passé, ce qui
est bien de notre âge, et c'est pourquoi Jean écrit ses souvenirs
et moi un énorme bouquet de poèmes sur et pour Claire, ce qui sera
ma manière de repenser notre vie commune et de panser mon deuil.
C'est
un voyage inconfortable. Sans doute les cabines sont très
spacieuses, vraisemblablement sur un paquebot, c'est l'équivalent
des plus chères. Mais il faut accepter le règlement du bord, ne se
promener que là où c'est autorisé, ne pas gêner le travail des
marins. Accepter d'être coupé de tout, d'être emprisonné –
Lucian, l'officier roumain, nous disait que ça faisait trois mois
qu'il n'avait pas quitté le bord, car il doit nécessairement être
là pour les manœuvres complexes d'arrivée et de sortie des ports,
et sur place aussi pour veiller au chargement et déchargement,
toujours sur le qui-vive, et rester parfois plus d'un jour sans
pouvoir dormir. Je ne crois pas que tout le monde en soit capable. On
apprend aussi à ne plus fermer à clé, sauf naturellement pendant
les escales, à cause des risques de cambriolage, malgré toutes les
précautions de sécurité. Il faut aussi inventer ses loisirs, rien
à voir avec une croisière, en fin de compte il faut s'occuper de
soi, car personne ne le fera à votre place. Mais n'est-ce pas le cas
aussi à terre, ce qu'on oublie parfois ? Et est-on sûr que
cloîtré dans un appartement on soit mieux placé que sur un
navire ?
C'est
un voyage où on se délivre des contraintes, des contingences
ordinaires, où on goûte finalement une liberté intérieure énorme.
Où on respire bien sûr l'air de la mer, on se lessive et se rince
les méninges. On doit également trouver son propre rythme, sa
respiration intérieure, être à l'écoute (puisque rien ne nous
distrait, ni radio, ni télé, ni nouvelles), créer une sorte de
physique du corps et de l'esprit, tournés vers l'horizon. Nous
bougeons, la mer aussi, la terre également, et pourtant nous sommes
immobiles, et rien ne semble nous déranger. Étrange
impression. Claire aurait aimé, je crois. Et elle était là, qui
m'a accompagné en permanence.
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