mercredi 25 janvier 2017

25 janvier 2017 : danse sur les flots de la nuit de Reillanne


Nous naissons à la poésie par le contact physique et la lecture.
(Tomaž Šalamun, Poèmes choisis, Éditions Est-Ouest internationales, 2001)

Me voici donc revenu d’une de ces aventures qu’on ne trouve qu’assez rarement dans la vie : participer à une soirée poésie dont on n’est pas l’initiateur.
Nous sommes donc partis en voiture, Mathieu et moi, en traversant la France par le sud du Massif central, Bordeaux – Brive – Rodez – Florac – Le Collet de Dèze, petite ville cévenole où A. nous a accueillis pour la nuit. Le lendemain, passant par Alès, contournant Nîmes et Beaucaire, nous avons pris la route d’Apt pour rejoindre Forcalquier où nous attendaient Christophe et Kerilya, maîtres d’œuvre de la manifestation, chez qui nous devions aussi dormir. Étaient déjà arrivés Thibaud et Emma. Christophe est un artiste quadragénaire qui peint, fait des films, écrit et retape une vieille maison qu’il a acquise dans cette ville. Sa compagne fabrique et commercialise des baumes à partir des plantes locales. Thibaud était un des compagnons de Mathieu à l’École des beaux-arts de Grenoble, il écrit beaucoup (c'est un fan d'Une saison en enfer, de Rimbaud), sa compagne est étudiante en physique. Nous avons mangé assez gaiement, j’ai fait connaissance. 

dans une rue très pentue
  
Dans l’après-midi, je me suis baladé seul dans Forcalquier, histoire de prendre le pouls de cette petite ville qui fut autrefois un centre important de la Provence (capitale des comtes de Provence au XIe siècle, et une commune libre au Moyen âge. Elle est bâtie sur une colline que j’ai gravie jusqu’au sommet pour voir les restes de la Citadelle. En redescendant, j’ai admiré les maisons, les portes, les ruelles, je suis passé par la cathédrale, aperçu le cinéma d’art et d’essai qui propose une programmation alléchante et variée, lu des affiches qui montrent la qualité des activités culturelles de la ville, nantie de nombreuses galeries et ateliers d’art, et déniché le Vieux Temple protestant du XVIe siècle dont Mathieu m’avait parlé. Il paraît que les guerres de religion furent particulièrement féroces dans le coin !

la porte du vieux Temple protestant du XVIe

Au retour, j’ai trouvé Serge, un voisin sexagénaire, auteur de Phloèmes : il me montre le manuscrit qu’il a lui-même illustré, et se montre un blagueur impénitent : on ne s’ennuiera pas, avec lui, tout au long du voyage vers Reillanne. Puis nous prenons deux voitures pour nous rendre à Reillanne, à une vingtaine de km, où doit avoir lieu la soirée dans une ancienne chapelle devenue lieu d’animation municipal, non sans avoir empli les coffres de victuailles et de duvets, pour pouvoir éventuellement s’assoupir sur place. Un peu plus loin, nous récupérons Julien, autre artiste-écrivain, qui nous suit avec sa voiture (et son chien), car il ne connaît pas les lieux.
Il fait déjà nuit quand on débarque à Reillanne. La chapelle, très bien chauffée, nous accueille. Peu à peu, quelques autres personnes viennent. Maurin, par exemple, la libraire de Reillanne aussi, Charlotte et d’autres dont je n’ai pas retenu les noms. On installe le décor, un banc pour le diseur ou lecteur (mais qui peut aussi bien rester debout), des chaises pour les autres. Au fond, nous préparons l’installation de matelas et duvets. Sur une table, les victuailles et boissons. Vers 19 h, nous prenons une collation, puis la soirée commence, qui va se poursuivre jusque vers 4 h du matin. À tour de rôle, chacun(e) se lève comme il (elle) le sent, pour dire ou lire en principe ses propres productions écrites. C’est le jeune Thibaud qui commence dans une logorrhée verbale qui finit par fasciner : une trentaine de pages. Puis Maurin se lance – sans papier – dans un slam rageur (improvisé ou su par cœur ?). Serge poursuit avec une histoire d’amour. Puis, c’est Julien, la libraire...
J’avais préparé à Bordeaux cinq textes de Danse sur les flots, que j’avais commencé d’apprendre par cœur, mais dans l’après-midi, au retour de ma promenade dans Forcalquier, je ne les sentais plus et, rapidement, j’ai feuilleté le volume et sélectionné une quinzaine d’autres textes qui me parlaient davantage au moment présent. De plus, l’amie Odile m’avait dit jeudi que ce n’était pas forcément une bonne idée de réciter, qu’il valait mieux lire. Je pense m’en être assez bien tiré, je suis resté debout pour dire une douzaine, en fin de compte. J’étais plutôt content ; au café-poésie de Bordeaux en décembre, j’avais mal dit les poèmes choisis, sans doute par manque de préparation. Là, on sentait, je pense, un souffle qui passait. J’ai donné le livre à la libraire, lui disant d’essayer de le mettre dans sa librairie et de le vendre.

Thibaud dans sa partition
 
Et la nuit a continué, avec des hauts et des bas. Dans ce genre d’auberge espagnole, on aime certains textes, on en aime moins d’autres. Ce n’est pas seulement une affaire de qualité littéraire ou de lecteur, c’est que l’esprit peut se disperser. Vers 1 h du matin, je suis allé m’étendre dans le duvet. Je n’ai pas pu m’endormir, car les textes continuaient, que j’écoutais peut-être avec plus d’attention dans cette position, les yeux fermés. Quelqu’un, une femme, a lu des textes de Jules Mougin, le facteur-poète (que je connais, car l'ami Edmond Thomas, éditeur de Plein chant, l'a publié dans la belle collection Voix d'en bas) : ce n’était pas prévu au programme. Mais, après tout, pourquoi ne pas accueillir, outre des auteurs venus d’ailleurs (comme moi), des auteurs disparus ? Je me suis relevé, et la soirée s’est achevée dans des discussions amicales. Vers 5 h du matin, après avoir rangé la chapelle, nous repartions vers Forcalquier, où nous nous sommes de nouveau couchés jusque vers 10 h. Je crois que la nuit a été filmée et le son enregistré.
Ça faisait une bonne dizaine d’années que je n’avais pas passé de nuits blanches : c’était l’été, pendant mes stages de qi gong, donc en plein air. Je me suis rappelé aussi la nuit magnétique, lyrique, des 100 km de Millau en 1978, où j’ai accompli les soixante derniers km sous la nuit étoilée. Plus éloignée encore, la nuit blanche de l’hiver 1964, où m’étant attardé avec une copine au-delà de l’heure de fermeture de ma pension d’étudiant (dont je n’avais pas de clé), après avoir en vain essayé de réveiller quelques collègues endormis en jetant du gravier sur leurs volets, j’avais dû errer dans les rues de la ville, par un froid glacial, jusqu’à la réouverture des portes à 6 h du matin.
Ici, la nuit et la poésie se sont superbement mariées avec l’amitié, j’ai atteint l’état second qui m’arrive parfois quand je me sens extraordinairement bien, léger comme un ange, volant comme dans mes rêves au-dessus des maisons endormies. Nous étions en Provence, il faisait bien moins froid qu’ici, je dansais sur les flots de la nuit...




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