Le
vide et l'immobile me glacent d'effroi ; la symétrie et l'ordre
rigoureux me navrent de tristesse ; et si mon imagination
pouvait se représenter la damnation éternelle, mon enfer serait
certainement de vivre à jamais dans certaines maisons de province où
règne l'ordre le plus parfait, où rien ne change jamais de place,
où l'on ne voit rien traîner, où rien ne s'use ni ne se brise, et
où pas un animal ne pénètre, sous prétexte que les choses animées
gâtent les choses inanimées.
(George
Sand, Un
hiver à Majorque)
J'ai
donc traversé le canal de Panama deux fois, à l'aller et au retour.
À l'aller, entièrement de jour, au retour, nous l'avons entamé
dans la nuit.
7
février (aller) : je suis donc sous la douche, quand le
téléphone a sonné. Impossible de sortir et de dégueulasser la
cabine, surtout que j'avais les cheveux pleins de savon. Sans doute
Jean ou Janet qui m'appelaient pour me dire qu'on bougeait ! Je
ne me trompais donc pas sur les bruits du moteur que j'avais entendu.
À nous le canal ! Eh
oui, à 6 h 45, le navire s'était ébranlé, et vers 8 h, nous
approchons de l'entrée du canal. Un personnel assez nombreux du
Panama monte à bord (pilote, mais aussi hommes de pont pour aider
aux manœuvres).
vus du master bridge (où nous stationnions), les Panaméens au travail
(en orange, un des matelots philippins)
Première série d'écluses, les écluses Gatún
(trois biefs successifs) franchie de 9 h à 10 h 15. Nombreuses
photos.
le pont tournant qui permet aux véhicules d'aller d'un côté à l'autre du canal
(entrée côté Mer des Caraïbes)
Aperçu de nombreuses frégates ainsi que des pélicans qui
leur disputent les poissons pêchés. Le cargo est tracté dans les
écluses, dont il touche presque les bords, par des locomotrices, les "mulas",
les locomotives électriques (mules)
et
poussé (en entrant) ou tiré (à la sortie) par un remorqueur. Il
s'immobilise, et tandis que l'écluse se remplit d'eau (un quart
d'heure environ), on attend. Les écluses sont doublées, et sur
l'écluse parallèle, d'autres cargos passent, dans le même sens.
la double écluse parallèle de Gatun
Nous étions le dernier dans ce sens-là. Et, à peine sorti, un
autre cargo venant du lac central nous a remplacé dans l'autre sens
pour gagner la mer des Caraïbes.
Sitôt
les trois écluses passées, nous sommes dans le grand lac de
Gatún, lac agrandi
artificiellement par des barrages sur les rivières qui l'alimentent
et qui le videraient vers la mer sans ces barrages, lac qui permet aux écluses de
fonctionner grâce à son apport d'eau. Le paysage alentour (îles,
mangrove, forêt quasi impénétrable) est magnifique. On voit
quelques oiseaux de proie du type buse. On peut même apercevoir de temps en temps des crocodiles, nous dit Lucian. Mais pas cette fois ! Puis le lac franchi, c'est un
chenal qui serpente à travers les collines boisées, collines qui
ont parfois été taillées à la dynamite (coupe Gaillard).
la montagne découpée, pour éviter que trop d'alluvions n'encombrent le chenal
De
nouveaux travaux sont d'ailleurs en cours avec des norias de
pelleteuses et de camions, pour creuser de nouvelles écluses pour
les plus gros cargos, ceux qui font plus de 300 mètres de long et
plus de 25 m de large, et ne peuvent pas passer pour l'instant.
à droite, au fond, les travaux pour de nouvelles écluses
Puis
nous passons sous un pont à haubans (le pont Centenaire) où passe
la route panaméricaine,
le pont à haubans, à droite, notre cargo dirigé par un remorqueur
et avons à franchir de nouvelles écluses,
l'écluse Pedro Miguel (un bief), puis les écluses de Miraflores
(deux biefs), pour descendre cette fois.
la double écluse de Miraflores
Sur
la voie ferrée qui longe le canal, on voit passer un train de
conteneurs. La température n'a pas atteint les hauteurs d'hier, elle
n'a pas dépassé 29 °. Nous n'avons pas vu d'insectes. De temps en
temps, quelques gouttes d'eau, beau temps, mais des nuages fréquents.
On a de la chance de ne pas avoir eu la pluie si rude d'hier, quand
nous étions à l'arrêt. J'essaie de photographier un pélican en
vol, mais ces gros flemmards restent sur l'eau ou sur une borne,
attendant que quelqu'autre oiseau marin (frégate !) ait pêché quelque chose
pour le leur disputer. Ils ne restent pas longtemps en vol, sont-ils
trop lourds ?
les magnifiques frégates du canal
Toute
la journée pratiquement, nous sommes restés tout en haut, sur le
master bridge passant d'un côté à l'autre de la passerelle, et
admirant le paysage ou le franchissement des écluses. Que de monde
pour nous aider ! Une vingtaine de Panaméens sont montés à
bord pour remplacer l'équipage lors des opérations éclusières. À
chaque écluse, un monde fou travaille au passage de chaque cargo,
manutentionnaires qui accrochent le cargo aux locomotrices, pilotes
de ces locomotrices, manœuvriers des écluses (en fait pilotées
électroniquement), remorqueurs...
un remorqueur nous pousse (remarquez au centre le suppositoire orange !)
Tout ça vaut bien les 150 000 $
que doit payer la Compagnie Peter Döhle pour la traversée du canal
!
25
février : 4
h 30, coup de téléphone intempestif de Janet ! Nous avons
quitté Balboa à 3 h et arriverons bientôt à notre première
écluse. Cela valait-il une coupure artificielle de mon sommeil, pour
une fois que je dormais bien, alors que j'avais eu beaucoup de peine
la veille à m'endormir ? Jochen est là aussi, et tout le staff
des officiers. Le chantier des nouvelles écluses est puissamment
illuminé ; à mon avis, ils y travaillent jour et nuit. Je vais
essayer de filmer de nuit, voir ce que ça donne, pas grand-chose à
mon avis, avec mon appareil élémentaire !
C'est
vrai que l'écluse de nuit, c'est très beau, avec la belle lune
toute ronde au-dessus, comme une de mes crêpes qui m'aurait
malencontreusement échappé... Nous passons donc d'abord les deux
écluses de Miraflores, entièrement de nuit. Le jour se lève quand
nous arrivons à celle de Pedro Miguel.
le jour se lève après Pedro Miguel (mes photos nocturnes sont ratées)
Bien
qu'ayant mon sommeil cassé, impossible de me rendormir ce matin
après un petit essai dans ma cabine, je remonte donc sur la passerelle admirer un
peu le paysage, et éventuellement aller faire de la bronzette...
les paysages apaisants de la verdure après des semaines de mer
Incroyable, nous avons pratiquement achevé la traversée du lac de
Gatún,
et nous arrivons aux dernières écluses. Beaucoup plus rapide qu'à
l'aller ! Illusion, une dizaine d'heures tout de même !
Il
faut reconnaître que le franchissement des écluses de Panama, avec
ces énormes cargos – on en a croisé un qui a trois rangées
de conteneurs de plus que nous, et doit donc faire 30 m de longueur
en plus, taille maximale pour les écluses actuelles – est assez
fascinant.
les mules (on dirait des chars d'assaut !)
Les écluses de Gatún
sont au nombre de trois, un premier cargo passe, puis tandis qu'il
a réussi à glisser dans la seconde, un second cargo s'insère dans
la première, dès que le niveau d'eau requis est là. Quand le
premier cargo est passé dans la troisième, la deuxième écluse se
remplit à nouveau pour permettre au second cargo encore dans la
première écluse, d'y passer, et ainsi de suite.
je franchis le canal en oubliant de gonfler la poitrine et de rentrer le ventre,
le vent s'engouffre dans le tee-shirt
Donc, en fait,
trois écluses peuvent être franchies successivement par deux
cargos ; quand il n'y en a que deux, comme à Miraflores, et a
fortiori une (Pedro Miguel), un seul cargo peut s'engager.
sur le lac de Gatun, les cargos en attente, le Cosco Boston pris en charge par un remorqueur
le pont à haubans, je ne me lassais pas de le contempler sous toutes les coutures
À
suivre...
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