mercredi 1 avril 2020

1er avril 2020 : Annie Ernaux nous parle


l’anesthésie d’une économie mondiale régie par les nouvelles technologies plus « propres » que la Mort pour les habitants d’une Planète-poubelle… qui fut pourtant si belle ! Pour cela faisons confiance aux grands stratèges du commerce ! Bientôt ils vont régir une planète exsangue avec l’imparable nouvelle idéologie économique qu’ils sont en train d’inventer.
(Serge Rezvani, Ultime amour, Les Belles lettres, 2012)


Je vous propose de lire ce texte d’Annie Ernaux, si vous ne l’avez pas écouté à la radio ou s’il vous a échappé. Annie Ernaux, c’est mon Prix Nobel de littérature à moi, mon écrivain vivant préféré, celle vers qui je me tourne pour savoir qui je suis. Car elle a clairement exposé, en long, en large et en détail la problématique des gens qui, comme moi, ont pris en chemin l’ascenseur social et se sont sentis déclassés vers le haut, mais qui n’ont jamais oublié d’où ils viennent.
À un moment où nous ressemblons tous à des pestiférés ou à des invisibles – avez-vous remarqué comment, quand on se croise, l’autre fait un détour, exactement comme il (ou elle) le faisait habituellement en croisant auparavant un SDF ou quelque chose de déplaisant dans la rue – ce texte, certes discutable, mais très pondéré, peut nous aider à envisager les suites du confinement pour qu’on pousse nos gouvernants à prendre la mesure des erreurs commises depuis au moins trente ans de casse sociale des services publics.

ce livre regroupe l'essentiel de ses œuvres


Cergy, le 30 mars 2020
Monsieur le Président,
« Je vous fais une lettre/ Que vous lirez peut-être/ Si vous avez le temps ». À vous qui êtes féru de littérature, cette entrée en matière évoque sans doute quelque chose. C’est le début de la chanson de Boris Vian Le déserteur, écrite en 1954, entre la guerre d’Indochine et celle d’Algérie. Aujourd’hui, quoique vous le proclamiez, nous ne sommes pas en guerre, l’ennemi ici n’est pas humain, pas notre semblable, il n’a ni pensée ni volonté de nuire, ignore les frontières et les différences sociales, se reproduit à l’aveugle en sautant d’un individu à un autre. Les armes, puisque vous tenez à ce lexique guerrier, ce sont les lits d’hôpital, les respirateurs, les masques et les tests, c’est le nombre de médecins, de scientifiques, de soignants. Or, depuis que vous dirigez la France, vous êtes resté sourd aux cris d’alarme du monde de la santé et ce qu’on pouvait lire sur la banderole d’une manif  en novembre dernier – L’état compte ses sous, on comptera les morts – résonne tragiquement aujourd’hui. Mais vous avez préféré écouter ceux qui prônent le désengagement de l’État, préconisant l’optimisation des ressources, la régulation des flux, tout ce jargon technocratique dépourvu de chair qui noie le poisson de la réalité. Mais regardez, ce sont les services publics qui, en ce moment, assurent majoritairement le fonctionnement du pays : les hôpitaux, l’Éducation nationale et ses milliers de professeurs, d’instituteurs si mal payés, EDF, la Poste, le métro et la SNCF. Et ceux dont, naguère, vous avez dit qu’ils n’étaient rien, sont maintenant tout, eux qui continuent de vider les poubelles, de taper les produits aux caisses, de livrer des pizzas, de garantir  cette vie aussi indispensable que l’intellectuelle, la vie matérielle.
Choix étrange que le mot « résilience », signifiant reconstruction après un traumatisme. Nous n’en sommes pas là. Prenez garde, Monsieur le Président, aux effets de ce temps de confinement, de bouleversement du cours des choses. C’est un temps propice aux remises en cause. Un temps pour désirer un nouveau monde. Pas le vôtre ! Pas celui où les décideurs et financiers reprennent déjà  sans pudeur l’antienne du « travailler plus », jusqu’à 60 heures par semaine. Nous sommes nombreux à ne plus vouloir d’un monde dont l’épidémie révèle les inégalités criantes, nombreux à vouloir au contraire un monde où les besoins essentiels, se nourrir sainement, se soigner, se loger, s’éduquer, se cultiver, soient garantis à tous, un monde dont les solidarités actuelles montrent, justement, la possibilité. Sachez, Monsieur le Président, que nous ne laisserons plus nous voler notre vie, nous n’avons qu’elle, et « rien ne vaut la vie » – chanson, encore, d’Alain Souchon. Ni bâillonner durablement nos libertés démocratiques, aujourd’hui restreintes, liberté qui permet à ma lettre – contrairement à celle de Boris Vian, interdite de radio – d’être lue ce matin sur les ondes d’une radio nationale.


lu sur France inter le 30 mars 2020 : pour réécouter :


https://www.youtube.com/watch?v=QqU8lUuM-14


Et, sur Annie Ernaux, relire mes pages de blog des 28 et 29 septembre 2015 et du 14 mars 2019. 

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