mercredi 22 avril 2020

22 avril 2020 : un théâtre critique


S’il se trouvait une famille dépourvue de toute assistance et dans l’état affreux où vous la dépeignez, je ne balancerais pas à décider que le vol lui deviendrait légitime : parce qu’elle a éprouvé des refus, au lieu de recevoir des secours ; parce que se laisser périr, soi, sa femme et ses enfants, est un bien plus grand crime que de dérober à quelqu’un de son superflu ; parce que l’intention du vol est vertueuse et que l’acte est d’une nécessité indispensable ; je suis même persuadé qu'il n'est aucun tribunal qui, ayant bien constaté la vérité du fait, n'opinât à absoudre un tel voleur. Les liens de la société sont fondés sur des services réciproques ; mais si cette société se trouve composée d'âmes impitoyables, tous les engagements sont rompus, et l'on rentre dans l'état de la pure nature, où le droit du plus fort décide de tout.
(Frédéric II, Correspondance de Frédéric avec D’Alembert, 3 avril 1770)

 
 
blog de Karak

Avec le confinement, je suis amené à lire aussi du théâtre, à défaut d’en voir, encore que France 5 nous propose en ce moment chaque dimanche soir à une heure possible (20 h 50) du théâtre habituellement relégué aux insomniaques. J’ai ainsi vu récemment un très bon Misanthrope de Molière joué par la Comédie française en costumes modernes. C’est sans doute, avec Tartuffe, ma pièce préférée du grand homme, de par sa noirceur mélancolique. On peut se moquer d’Alceste, dont le caractère excessif confine parfois au ridicule par sa façon d’être l’ennemi du genre humain ("et je hais tous les hommes : / les uns, parce qu'ils sont méchants et malfaisants, / et les autres, pour être aux méchants complaisants"), et les petits marquis ne se gênent pas de se gausser de lui. Mais on peut aussi trouver en Alceste un condensé d’humanité blessée par l’hypocrisie des conventions sociales. Je n’avais pas étudié cette pièce en classe, mais je l’ai lue lors de ma première année de fac, et Alceste m’a profondément marqué ; j’ai vu en lui le tragique de la vie en société et la difficulté de s’y comporter. 
 
Et là, je viens de lire trois pièces à la fois féministes et anarchistes de la soi-disant Belle époque, incluses dans le tome 1 de Au temps de l’anarchie, un théâtre de combat, 1880-1914, paru en trois volumes chez Séguier en 2001.


Dédiée « Aux désespérés pour qu’ils choisissent », La cage (1898) de Pierre Descaves est un drame réaliste : le chômage ("un homme de cinquante-cinq ans qui cherche un emploi, est presque inconvenant. On dirait qu’il étale une infirmité"), la misère ("Ce soir, tiens, je passais devant un grand magasin d’épicerie, qui exhibe entre des pyramides de victuailles et des portiques de vins fins des repas complets « à emporter »… Comprends-tu ? À emporter ! Trois ou quatre pauvres étaient là, qui ne paraissaient pas demander mieux. On les fit circuler. Ah ! leur regard inoubliable ! Ceux qui ont pris la Bastille devaient avoir ces yeux-là !"), l’exclusion ("L’homme à jeun raisonne différemment. Tout lui rappelle sa misère et contraste impudemment avec elle. C’est lorsqu’il appréhende la mauvaise saison, que les magasins font annoncer dans les journaux leurs expositions d’hiver. Il ne peut faire un pas sans voir s’empiler aux étalages de quoi habiller plus d’indigents qu’il n’y en a ; et il approfondit alors l’immoralité de cette profusion scandaleuse, qui est une tentation, ou un défi, selon les passants !") sont le cadre d’un projet de suicide collectif de toute une famille, le père, la mère et les deux enfants qui, bien qu’ayant fait des études, ne trouvent pas davantage d’emploi dans une société corsetée. Au dernier moment, les parents montent une comédie qui permet à leurs deux enfants de s’évader pour continuer à tenter leur chance. Le suicide est ici une révolte active contre une société inhumaine.
Dans sa pièce Responsabilités !, drame en 4 actes, écrite et publiée en 1904, jamais représentée, le grand Jean Grave (cf ma page "racisme colonial 1" du 19 février 2019) s’inspire d’une histoire vraie. Ici, l’auteur démonte le mécanisme qui conduit un honnête ouvrier à l’échafaud. Le héros, Renaud, est arrêté un soir chez lui : on fouille l'appartement, on ne trouve rien, on lui reproche simplement d’être anarchiste et d’avoir participé à des réunions. Il passe deux mois en prison. Pendant ce temps, sa femme, mourant de faim, se suicide et entraîne ses deux petits enfants dans la mort. Renaud est libéré, faute de charges contre lui. Il a appris la mort tragique de sa femme et n’a qu’une idée, se venger du juge qui l’a mis en prison. Il lui tire dessus et le blesse. Le dernier acte est le procès, il est condamné à mort. Un spectateur crie : « Tas de crapules ! » Jean Grave juge le menu peuple trop résigné ; à sa femme qui ne veut pas qu’il vole du pain pour ses enfants, Renaud réplique : "Ce n’est pas voler que prendre à manger où il y a, tant pis pour la société si elle est finalement incapable de remplir son rôle qui est d’assurer du pain à tous". La répression de la société bourgeoise est féroce et les juges, les avocats, les procureurs, les commissaires, toute la justice de classe, en prend pour son grade. Dommage qu’on ne joue pas cette pièce : il est vrai qu’elle serait sans doute interdite aujourd'hui encore !
Quant au drame de Poinsot et Normandy, Les vaincues, publiée en 1909, ce sont encore les femmes qui sont au premier plan. Dans l’atelier de Madame Barrette, la patronne et son amie démontrent sans complexe la manière dont la classe dirigeante exploite les malheureuses qui leur tombent sous la main : "Tu ne sais pas que ce sont ceux qui ne font rien qui gagnent l’argent de ceux qui travaillent ? Quand on ne sait pas travailler, ma chère, on fait travailler les autres". Parmi les ouvrières, Angélique Chevalleau, trente ans, est à la fois victime de ce système économique (elle travaille pour des clopinettes) et du patriarcat : son mari, souvent au chômage, boit tout ce qu’il gagne, se montre brutal. Le vice du mari se conjugue à la paie misérable qu'elle touche pour la faire sombrer, comme nombre de femmes doublement opprimées et exploitées : "on est des machines à souffrir… à faire des enfants… à subir tous les caprices de l’homme […] Je vous dis, moi, qu’il faudrait qu’on se tue, toutes, toutes !" proclame l’héroïne. En dépit de la réussite scolaire de son fils aîné (fruit d’un premier mariage) et du soutien de l’instituteur, elle finit là aussi par se suicider avec ses deux jeunes enfants.
Comme on voit, tout ça n’est pas très joyeux, mais aujourd’hui où la misère est absente de la scène théâtrale, où le théâtre à connotation politique et critique est devenu rare au profit du divertissement, où le chômage augmente ainsi que les files devant les soupes populaires ou les aides des associations caritatives, on en est quasiment revenu à ce temps-là, et on aimerait bien que des écrivains, des téléastes, des cinéastes, prennent ces sujets à bras le corps : car le théâtre, la télévision, le cinéma peuvent être des armes de dénonciation rudement efficace. Mais les producteurs les laisseraient-ils faire ? Et les spectateurs, habitués à des spectacles addictifs iraient-ils les voir ? C’est une autre histoire ! On est tombé bien bas...

Aucun commentaire: