S’il
se trouvait une famille dépourvue de toute assistance et dans l’état
affreux où vous la dépeignez, je ne balancerais pas à décider que
le vol lui deviendrait légitime : parce qu’elle a éprouvé
des refus, au lieu de recevoir des secours ; parce que se
laisser périr, soi, sa femme et ses enfants, est un bien plus grand
crime que de dérober à quelqu’un de son superflu ; parce que
l’intention du vol est vertueuse et que l’acte est d’une
nécessité indispensable ; je suis même persuadé qu'il n'est
aucun tribunal qui, ayant bien constaté la vérité du fait,
n'opinât à absoudre un tel voleur. Les liens de la société sont
fondés sur des services réciproques ; mais si cette société se
trouve composée d'âmes impitoyables, tous les engagements sont
rompus, et l'on rentre dans l'état de la pure nature, où le droit
du plus fort décide de tout.
(Frédéric
II, Correspondance de Frédéric avec D’Alembert,
3 avril 1770)
blog de Karak
Avec
le confinement, je suis amené à lire aussi du théâtre, à défaut
d’en voir, encore que France 5 nous propose en ce moment chaque
dimanche soir à une heure possible (20 h 50) du théâtre
habituellement relégué aux insomniaques. J’ai ainsi vu récemment
un très bon Misanthrope
de Molière joué par la Comédie française en costumes modernes.
C’est sans doute, avec Tartuffe,
ma pièce préférée du grand homme, de par sa noirceur
mélancolique. On peut se moquer d’Alceste, dont le caractère
excessif confine parfois au ridicule par
sa façon d’être l’ennemi du genre humain ("et
je hais tous les hommes : / les uns, parce qu'ils sont méchants et
malfaisants, / et les autres, pour être aux méchants
complaisants"),
et les petits marquis ne se gênent pas de se gausser de lui. Mais on peut aussi trouver en Alceste un condensé d’humanité blessée par l’hypocrisie des
conventions sociales. Je n’avais pas étudié cette pièce en
classe, mais je l’ai lue lors de ma première année de fac, et
Alceste m’a profondément marqué ; j’ai vu en lui le
tragique de la vie en société et la difficulté de s’y comporter.
Et
là, je viens de lire trois pièces à la fois féministes et
anarchistes de la soi-disant
Belle époque,
incluses dans le tome 1 de
Au temps de l’anarchie, un théâtre de combat, 1880-1914,
paru en
trois volumes
chez Séguier en
2001.
Dédiée
« Aux désespérés pour qu’ils choisissent », La
cage
(1898)
de
Pierre Descaves est un drame réaliste : le chômage ("un
homme de cinquante-cinq ans qui cherche un emploi, est presque
inconvenant. On dirait qu’il étale une infirmité"),
la misère ("Ce
soir, tiens, je passais devant un grand magasin d’épicerie, qui
exhibe entre des pyramides de victuailles et des portiques de
vins fins des repas complets « à emporter »…
Comprends-tu ? À
emporter !
Trois ou quatre pauvres étaient là, qui ne paraissaient pas
demander mieux. On les fit circuler. Ah ! leur regard inoubliable !
Ceux qui ont pris la Bastille devaient avoir ces yeux-là !"),
l’exclusion ("L’homme
à jeun raisonne différemment. Tout lui rappelle sa misère et
contraste impudemment avec elle. C’est lorsqu’il appréhende la
mauvaise saison, que les magasins font annoncer dans les journaux
leurs expositions d’hiver. Il ne peut faire un pas sans voir
s’empiler aux étalages de quoi habiller plus d’indigents qu’il
n’y en a ; et il approfondit alors l’immoralité de cette
profusion scandaleuse, qui est une tentation, ou un défi, selon les
passants !") sont le
cadre d’un
projet de suicide collectif de toute une famille, le père, la mère
et les deux enfants qui, bien qu’ayant fait des études, ne
trouvent pas davantage d’emploi dans une société corsetée. Au
dernier moment, les parents montent une comédie qui permet à leurs
deux enfants de s’évader pour continuer à tenter leur chance. Le
suicide est ici une révolte active contre une société inhumaine.
Dans
sa
pièce Responsabilités !,
drame en 4 actes, écrite et publiée en 1904, jamais représentée,
le
grand Jean Grave (cf
ma page "racisme colonial 1" du 19 février 2019) s’inspire
d’une histoire vraie.
Ici,
l’auteur démonte le mécanisme qui conduit un honnête ouvrier à
l’échafaud. Le héros, Renaud, est arrêté un soir chez lui :
on fouille l'appartement, on ne trouve rien, on lui reproche simplement d’être anarchiste et d’avoir
participé à des réunions. Il passe deux mois en prison. Pendant ce
temps, sa femme, mourant de faim, se suicide et entraîne ses deux
petits enfants dans la mort. Renaud est libéré, faute de charges
contre lui. Il a appris la mort tragique de sa femme et n’a qu’une
idée, se venger du juge qui l’a mis en prison. Il lui tire dessus
et le blesse. Le dernier acte est le procès, il est condamné à
mort. Un
spectateur crie : « Tas de crapules ! » Jean
Grave juge le menu peuple trop résigné ; à sa femme qui ne veut pas
qu’il vole du pain pour ses enfants, Renaud réplique : "Ce
n’est pas voler que prendre à manger où il y a, tant pis pour la
société si
elle est finalement incapable de remplir son rôle qui est d’assurer
du pain à tous".
La
répression de
la société bourgeoise est féroce et les
juges, les
avocats,
les
procureurs, les
commissaires,
toute la justice de classe,
en
prend pour son grade. Dommage qu’on ne joue pas cette pièce :
il est vrai qu’elle serait sans doute interdite aujourd'hui encore !
Quant
au drame de Poinsot et Normandy, Les
vaincues,
publiée en 1909, ce sont encore les femmes qui sont au premier plan.
Dans l’atelier de Madame Barrette, la
patronne et son amie démontrent sans complexe la manière dont la classe
dirigeante exploite les malheureuses qui leur tombent sous la main :
"Tu ne sais pas que ce sont ceux qui ne font rien qui gagnent
l’argent de ceux qui travaillent ? Quand on ne sait pas
travailler, ma chère, on fait travailler les autres". Parmi les
ouvrières, Angélique Chevalleau, trente ans, est à la fois victime
de ce système économique (elle travaille pour des clopinettes) et
du patriarcat : son mari, souvent au chômage, boit tout ce
qu’il gagne, se montre brutal. Le vice du mari se conjugue à la
paie misérable qu'elle touche pour la faire sombrer, comme nombre de femmes
doublement opprimées et exploitées : "on est des machines
à souffrir… à faire des enfants… à subir tous les caprices de
l’homme […]
Je vous dis, moi, qu’il faudrait qu’on se tue, toutes, toutes !"
proclame l’héroïne. En dépit de la réussite scolaire de son
fils aîné (fruit d’un premier mariage) et du soutien de
l’instituteur, elle finit là aussi par se suicider avec ses deux
jeunes enfants.
Comme on voit, tout
ça n’est pas très joyeux, mais aujourd’hui où la misère est
absente de la scène théâtrale, où le théâtre à connotation
politique et critique est devenu rare au profit du divertissement, où
le chômage augmente ainsi que les files devant les soupes populaires ou les aides
des associations caritatives, on en est quasiment revenu à ce
temps-là, et on aimerait bien que des écrivains, des téléastes,
des cinéastes, prennent ces sujets à bras le corps : car le
théâtre, la
télévision, le cinéma
peuvent
être
des
armes de dénonciation rudement efficace. Mais
les producteurs les laisseraient-ils faire ? Et les spectateurs, habitués à des spectacles addictifs iraient-ils les voir ? C’est une autre
histoire ! On est tombé bien bas...
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