jeudi 2 avril 2020

2 avril 2020 : le poème du mois, Léopold Sédar Senghor



On ne finit jamais de lire, même si les livres s’achèvent, de la même manière qu’on ne finit jamais de vivre, même si la mort est un fait certain.
(Roberto Bolaño, Dentiste, in Des putains meurtrières, trad. Robert Amutio, C. Bourgois, 2003)

Dans cette heure trop grave, je vous propose un poème de haute tenue, signé Senghor.
 
Voici le poème du mois d’avril :

Dans ce volume, est réunie l’intégralité de son œuvre poétique : 
Chants d'ombre, Hosties noires, Éthiopiques, Nocturnes, Lettres d'hivernage, Élégies majeures, Poèmes perdus, ainsi que Dialogue sur la poésie francophone et un ensemble de poèmes divers.



Chant du printemps
Pour une jeune fille noire au talon rose
I
Des chants d’oiseaux montent lavés dans le ciel primitif
L’odeur verte de l’herbe monte, Avril !
J’entends le souffle de l’aurore émouvant les nuages blancs de mes rideaux
J’entends la chanson du soleil sur mes volets mélodieux
Je sens comme une haleine et le souvenir de Naëtt sur ma nuque nue qui s’émeut
Et mon sang complice malgré moi chuchote dans mes veines.
C’est toi mon amie – Ô ! Écoute les souffles déjà chauds dans l’avril d’un autre
   continent
Oh ! écoute quand glissent, glacées d’azur, les ailes des hirondelles migratrices
Écoute le bruissement blanc et noir des cigognes horizontales à l’extrême de
   leurs voiles  déployées
Écoute le message du printemps d’un autre âge, d’un autre continent
Écoute le message de l’Afrique lointaine et le chant de ton sang !
J’écoute la sève d’Avril qui dans tes veines chante.

II
Tu m’as dit :
Écoute mon ami, lointain et sourd, le grondement précoce de la tornade
   comme un feu roulant de la brousse
Et mon sang crie d’angoisse dans l’abandon de sa tête trop lourde livrée aux
   courants électriques.
Ah ! là-bas l’orage soudain, c’est l’incendie des côtes blanches, de la blanche
   paix de l’Afrique mienne.
Et dans la nuit où tonnent de grandes déchirures de métal
Entends plus près de nous, sur trois cents kilomètres, tous les hurlements des
   chacals sans lune et les miaulements félins des balles
Entends les rugissements brefs des canons et les barrissements des pachydermes    
   de cent tonnes.
Est-ce l’Afrique encore cette côte mouvante, cet ordre de bataille, cette longue
   ligne rectiligne, cette ligne d’acier et de feu ?…
Mais entends l’ouragan des aigles-forteresses, les escadres aériennes tirant à
   pleins sabords
Et foudroyant les capitales dans la seconde de l’éclair.
Et les lourdes locomotives bondissent au-dessus des cathédrales
Et les cités superbes flambent, mais bien plus jaunes, mais bien plus sèches
   qu’herbes de brousse en saison sèche.
Et voici que les hautes tours, orgueil des hommes, tombent comme les géants
   des forêts avec un bruit de plâtras
Et voici que les édifices de ciment et d’acier fondent comme la cire molle aux
   pieds de Dieu.
Et le sang de mes frères blancs bouillonne par les rues, plus rouge que le Nil —
   sous quelle colère de Dieu ?
Et le sang de mes frères noirs les Tirailleurs Sénégalais, dont chaque goutte
   répandue est une pointe de feu à mon flanc.
Printemps tragique ! Printemps de sang ! Est-ce là ton message, Afrique ?…
Oh ! mon ami — ô ! comment entendrai-je ta voix ? Comment voir ton visage
   noir si doux à ma joue brune, à ma joie brune
Quand il faut me boucher les yeux et les oreilles ?

III
Je t’ai dit :
Écoute le silence sous les colères flamboyantes de l’orage
La voix de l’Afrique planant au-dessus de la rage des canons longs
La voix de ton cœur, de ton sang, écoute-la sous le délire  de ta tête de tes cris.
Est-ce sa faute si Dieu lui a demandé les prémices de ses moissons
Les plus beaux épis, les corps les plus beaux élus patiemment parmi mille
   peuples ?
Est-ce sa faute si Dieu fait de ses fils les verges à châtier la superbe des nations ?
Écoute sa voix bleue dans l’air lavé de haine, vois le sacrificateur verser les
   libations au pied du tumulus.
Elle proclame le grand émoi qui fait trembler les corps aux souffles verts d’Avril
Elle proclame l’attente amoureuse du renouveau dans la fièvre de ce printemps
La vie qui fait vagir deux enfants nouveau-nés au bord d’un tombeau cave.
Elle dit ton baiser plus fort que la haine et la mort.
Je vois au fond de tes yeux troubles la lumière étale de l’été
Je respire entre tes collines l’ivresse douce des moissons.
Ah ! cette rosée de lumière aux ailes frémissantes de tes narines !
Et ta bouche est comme un bourgeon qui se gonfle au soleil
Et comme une rose couleur de vin vieux qui va s’épanouir au chant de tes
   lèvres.
Écoute le message, mon amie sombre au talon rose.
J’entends ton cœur d’ambre qui germe dans le silence et le Printemps. 
 
Paris, Avril 1944

Hosties noires,
Éditions du Seuil, 1948

Aucun commentaire: