On
ne finit jamais de lire, même si les livres s’achèvent, de la
même manière qu’on ne finit jamais de vivre, même si la mort est
un fait certain.
(Roberto
Bolaño, Dentiste, in
Des putains meurtrières,
trad. Robert Amutio, C. Bourgois, 2003)
Dans cette heure trop grave, je vous propose un poème de haute tenue, signé
Senghor.
Voici le poème du mois d’avril :
Dans ce volume, est réunie l’intégralité de son œuvre poétique :
Chants d'ombre, Hosties noires, Éthiopiques, Nocturnes, Lettres d'hivernage, Élégies majeures, Poèmes perdus, ainsi que Dialogue sur la poésie francophone et un ensemble de poèmes divers.
Chant
du printemps
Pour
une jeune fille noire au talon rose
I
Des
chants d’oiseaux montent lavés dans le ciel primitif
L’odeur
verte de l’herbe monte, Avril !
J’entends
le souffle de l’aurore émouvant les nuages blancs de mes rideaux
J’entends
la chanson du soleil sur mes volets mélodieux
Je
sens comme une haleine et le souvenir de Naëtt sur ma nuque nue qui
s’émeut
Et
mon sang complice malgré moi chuchote dans mes veines.
C’est
toi mon amie – Ô ! Écoute les souffles déjà chauds dans l’avril
d’un autre
continent
Oh
! écoute quand glissent, glacées d’azur, les ailes des
hirondelles migratrices
Écoute
le bruissement blanc et noir des cigognes horizontales à l’extrême
de
leurs
voiles déployées
Écoute
le message du printemps d’un autre âge, d’un autre continent
Écoute
le message de l’Afrique lointaine et le chant de ton sang !
J’écoute
la sève d’Avril qui dans tes veines chante.
II
Tu
m’as dit :
—
Écoute
mon ami, lointain et sourd, le grondement précoce de la tornade
comme
un feu roulant de la brousse
Et
mon sang crie d’angoisse dans l’abandon de sa tête trop lourde
livrée aux
courants
électriques.
Ah
! là-bas l’orage soudain, c’est l’incendie des côtes
blanches, de la blanche
paix
de l’Afrique mienne.
Et
dans la nuit où tonnent de grandes déchirures de métal
Entends
plus près de nous, sur trois cents kilomètres, tous les hurlements
des
chacals
sans lune et les miaulements félins des balles
Entends
les rugissements brefs des canons et les barrissements des
pachydermes
de
cent tonnes.
Est-ce
l’Afrique encore cette côte mouvante, cet ordre de bataille, cette
longue
ligne
rectiligne, cette ligne d’acier et de feu ?…
Mais
entends l’ouragan des aigles-forteresses, les escadres aériennes
tirant à
pleins
sabords
Et
foudroyant les capitales dans la seconde de l’éclair.
Et
les lourdes locomotives bondissent au-dessus des cathédrales
Et
les cités superbes flambent, mais bien plus jaunes, mais bien plus
sèches
qu’herbes
de brousse en saison sèche.
Et
voici que les hautes tours, orgueil des hommes, tombent comme les
géants
des
forêts avec un bruit de plâtras
Et
voici que les édifices de ciment et d’acier fondent comme la cire
molle aux
pieds
de Dieu.
Et
le sang de mes frères blancs bouillonne par les rues, plus rouge que
le Nil —
sous
quelle colère de Dieu ?
Et
le sang de mes frères noirs les Tirailleurs Sénégalais, dont
chaque goutte
répandue
est une pointe de feu à mon flanc.
Printemps
tragique ! Printemps de sang ! Est-ce là ton message, Afrique ?…
Oh
! mon ami — ô ! comment entendrai-je ta voix ? Comment voir ton
visage
noir
si doux à ma joue brune, à ma joie brune
Quand
il faut me boucher les yeux et les oreilles ?
III
Je
t’ai dit :
—
Écoute
le silence sous les colères flamboyantes de l’orage
La
voix de l’Afrique planant au-dessus de la rage des canons longs
La
voix de ton cœur, de ton sang, écoute-la sous le délire de
ta tête de tes cris.
Est-ce
sa faute si Dieu lui a demandé les prémices de ses moissons
Les
plus beaux épis, les corps les plus beaux élus patiemment parmi
mille
peuples ?
Est-ce
sa faute si Dieu fait de ses fils les verges à châtier la superbe
des nations ?
Écoute
sa voix bleue dans l’air lavé de haine, vois le sacrificateur
verser les
libations
au pied du tumulus.
Elle
proclame le grand émoi qui fait trembler les corps aux souffles
verts d’Avril
Elle
proclame l’attente amoureuse du renouveau dans la fièvre de ce
printemps
La
vie qui fait vagir deux enfants nouveau-nés au bord d’un tombeau
cave.
Elle
dit ton baiser plus fort que la haine et la mort.
Je
vois au fond de tes yeux troubles la lumière étale de l’été
Je
respire entre tes collines l’ivresse douce des moissons.
Ah !
cette rosée de lumière aux ailes frémissantes de tes narines !
Et
ta bouche est comme un bourgeon qui se gonfle au soleil
Et
comme une rose couleur de vin vieux qui va s’épanouir au chant de
tes
lèvres.
Écoute
le message, mon amie sombre au talon rose.
J’entends
ton cœur d’ambre qui germe dans le silence et le Printemps.
Paris,
Avril 1944
Hosties
noires,
Éditions
du Seuil, 1948
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire