Le
sana, pour beaucoup, c’est le refuge, la retraite anticipée, ils
ont plus tellement envie de retrouver l’usine, les petites besognes
marmiteuses, la survie quotidienne entre le patron, le loyer,
s’acheter le costard au carreau du Temple et passer toujours devant
les boutiques étincelantes sans avoir de quoi y entrer.
(Alphonse
Boudard, L’hôpital : une hostobiographie,
La Table ronde, 1972)
J'ai
la chance d'avoir un parc sous les
fenêtres de
ma tour ;
en
temps ordinaire, ce parc
sert de lieu de passage et de lien pour
les gens du quartier. On y trouve
des bancs pour papoter, des arbres pour profiter de l'ombre, des agrès pour faire du sport, des
jeux pour enfants, des
pistes pour pétanque... J'avoue
que je triche un peu actuellement, je sors parfois plusieurs fois par jour, marcher me
fait du bien, soigne mes lombes affaiblies
par la position assise,
je vois quelques oiseaux qui se moquent du confinement et,
de temps en temps, une personne qui répond à mon bonjour (j'ai en
effet gardé
cette habitude d'enfant villageois et
dis
"bonjour" à tout le monde). Mon
bonjour
en
surprend plus d'un, mais, comme dans mon enfance, beaucoup ne
répondent pas. Aujourd'hui
surtout, où la peur du virus les fait s'écarter et se demander quel
est cet olibrius qui ose encore parler ; j'ai un masque, une
casquette, mes gants et,
s'il y a du soleil, on ne me voit pas derrière les lunettes noires
et
on ne peut deviner mon sourire engageant. J’ai
donc
l'impression
de me balader dans un film muet : absence
de
bruits de voitures – à
peine de temps à autre
le pin-pon d'une ambulance, d’un
véhicule de
pompiers ou de police – et
la
plupart des humains s'écartent du pestiféré que je suis
probablement. Par
bonheur,
je croise encore un être humain, homme, femme ou enfant, qui n'est
pas connecté sur son smartphone et ses écouteurs et qui éclaire ma
matinée ou mon après-midi par une petite conversation : hourra, je
ne suis pas seul au monde...
Karak : dessin publié sur son blog
http://karak.over-blog.com/
Les
pigeons, les moineaux, les merles, les pies, parfois une buse dans le
ciel, les arbres en fleur, les innombrables pâquerettes, un léger
zéphir, tout me dit : berçons-le, ce brave qui nous voit, qui nous
écoute, qui apprécie notre chant et nos voix, nos parfums et
nos couleurs,
notre vol ou
nos sautillements au sol,
qui ose s'arrêter, inspirer,
qui prend son temps, et c'est
pour lui que nous
chantons,
sifflons,
volons, soufflons,
crions,
gambadons,
picorons,
murmurons
dans cette ville devenue inhumaine et
comme morte...
Dessin de Karak, id.
Heureusement
aussi, je lis beaucoup et essaie de comprendre le confinement et,
sans m’y complaire, de me dire qu’il y a des confinements pires
que le mien, que le nôtre... Comme le dit Matthieu (évangile, chap.
25, verset 36 : "j'étais malade, et vous m'avez visité ;
j'étais en prison, et vous êtes venus vers moi"), il y a les
malades, les prisonniers, il y a aussi les vieillards dans les EHPAD,
les SDF si nombreux et les migrants dans leurs embarcations en
Méditerranée, ceux qui sont dans des camps (Turquie, Syrie, Grèce,
Sri-Lanka,
Gaza...), les victimes des guerres un
peu partout, les victimes de blocus économiques, etc.
J’ai
donc trouvé dans ma bibliothèque quelques livres non encore lus et
qui traitent d’un confinement particulier. Ainsi
le livre des lettres de captivité de Marie Durand
pendant
les 38 années (1730 à 1768) de sa réclusion dans la Tour de
Constance à Aigues-Mortes pour refus de se convertir au
catholicisme, Résister :
lettres de la Tour de Constance (Éd.
Ampélos, 2018). Rassemblées par Céline
Borello, ces
lettres furent écrites
à de multiples correspondants, sa nièce
notamment
dont les parents furent eux aussi martyrisés,
des
amis
protestants
comme elle, ainsi le pasteur Paul Rabaut ou
des
relations coreligionnaires
pouvant apporter
de l’aide aux prisonnières, dans l’enfer qu’elles ont vécu.
Elle
prend
des nouvelles des uns, demande
une aide financière
ou
spirituelle aux autres (notamment aux églises du "Refuge", des protestants émigrés à Amsterdam), et
milite toujours ardemment pour être
libérée (jusqu’à
écrire à Mme de Pompadour, favorite du Roi) en espérant
pouvoir
bénéficier de la liberté de conscience. Dans
cette prison pour
femmes protestantes,
tandis que les hommes étaient exécutés ou envoyés aux galères,
les prisonnières n’ont
jamais douté de leur innocence et gardé
leur foi malgré les
conditions extrêmement dures de leur captivité, saleté, froid, promiscuité, faim, maladies.
Et,
dans le domaine du confinement dû à la maladie ou au handicap dans
des établissements de soin, j’ai enfin lu le livre de Grand-Corps
malade (Fabien Marsaud de son vrai nom), Patients.
Le
slameur qui, après son plongeon dans une piscine trop peu remplie,
devenu
tétraplégique, avait
cru sa vie finie, nous raconte
son
long séjour
de patient dans des centres de rééducation pour handicapés. On
s’attend à de la révolte contre la destinée, de la colère
contre soi-même, mais le jeune homme, aidé par un personnel très
compétent, acquiert une
sagesse, une
grande humilité
(il
trouve pire que lui dans le centre) et fait
face avec
un brin d’humour.
Certes,
le
handicap peut nous mettre, lecteur, mal
à l'aise : on
va encore dire que je suis maso de lire ce genre de livres. Mais pas
du tout, j’ai envie de mieux comprendre
la vie d’assis
dans ces fauteuils roulants, et comment ça se passe quand on ne peut plus rien faire par soi-même. En
fait, comme le film qu’il en a tiré et que j’ai vu il y a trois
ans, le livre est roboratif, c’est un livre d’espoir, d’amitié,
qui peut aider d’autres personnes, notamment ceux qui sombrent trop
facilement dans nos dépressions modernes.
Deux
slams ouvrent le récit.
Autre
livre, autre
style. En
1972, Alphonse
Boudard publie
L’hôpital : une hostobiographie
dans lequel il
rassemble
ses souvenirs
un
peu dans le désordre et avec sa verve argotique habituelle : la
langue est verte, les phrases courtes, et parfois on se bidonne. Les
souvenirs remontent à 1952, où l’auteur alors âgé de vingt-six
ans, se retrouve comme indigent et
bénéficiaire de l’AMG (assistante
médicale gratuite)
dans une succession d’hôpitaux et de sanatoriums pour soigner sa
tuberculose attrapée en prison.
Il
se retrouve dans une vraie cour des miracles d’éclopés de toute
sorte dont il tire une description que n’aurait pas renié
Rabelais. On frise parfois le grand-guignol,
il
faut le reconnaître.
Mais
pourtant, il y a là une humanité extraordinaire, les malades
parfois suicidaires, les soignants (parmi lesquels les
infirmières-chefs l’ont
particulièrement inspiré), les
bouteilles de vin qui circulent malgré l’interdiction,
la
sexualité étouffée ou addictive, le désir forcené de s’en sortir pour
quelques-uns, le désespoir de beaucoup dans des salles suroccupées,
sans intimité, voire sales et malodorantes. Trop de malades, pas
assez de lits, on se croirait dans notre temps ! Les visiteurs gênés :
"Malade, je sais pas pourquoi, ça vous a un petit air
respectable aux yeux des bien portants… On s’approche comme à
l’église, on parle bas, on compatit". Les boucs-émissaires
comme dans toute collectivité : "il leur faut toujours un
galeux, un souffre-douleur, depuis la communale jusqu’à l’asile
de vieillard sans doute". Les médecins tout-puissants :
"dès qu’on change d’établissement, le nouveau praticien il
fait les plus expresses réserves sur le diagnostic de ses
confrères, il chicane les doses prescrites, il est pas partisan de
ceci, il a obtenu, lui, des résultats prodigieux avec cela". Et
l’humour noir qui assure la survie : "Le cimetière, on a
beau dire, ça vous règle parfois les questions sociales épineuses".
C’est
le troisième livre de Boudard que je lis. j’ai découvert
l’écrivain dans les bibliothèques des cargos en 2015 et 2020.
J’avais acheté celui-ci en me disant que je comprendrais mieux ma
mère, tubarde comme Boudard, mais entre 1936 et 1942, durée de six ans comme
lui, et qui eut la chance d’aller dans un sanatorium de montagne de
meilleure qualité que les sanas miteux décrits par Boudard en
région parisienne. Les
séjours en prison, les séjours en hostos et sanas ont permis à Boudard de découvrir la littérature et
ont fait mûrir sa vocation d’écrivain d’une
langue,
d’une
gouaille, d’une jactance
très particulières,
dans
la lignée de Villon, Rabelais et Céline, donc non "politiquement
correcte".
L’auteur
nous annonce que, "à
l’hôpital, en plus, on s’accoutume à l’idée de la mort",
ce
qui après tout pourrait être la conclusion de ce très beau livre.
Remplacez "hôpital"
par
"confinement"
et
je crois qu’on pourrait aussi conclure sur notre temps... La mort,
sujet tabou aujourd’hui.
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