Car
nous ne devons jamais oublier non plus que les pires saloperies se
sont faites, se font et se feront toujours au nom du « bien ».
Le « bien » est un habit, un masque, une raison, jamais
une excuse. Le « bien » est confortable. À mesure de la
marche de l’humanité, c’est toujours pour le « bien »
que d’immenses tas de cadavres assassinés ont été abandonnés
derrière elle.
(Serge
Rezvani, Ultime
amour,
Les Belles lettres, 2012)
J’ai
rencontré Hubert Haddad lors d’un mémorable séance de rencontre
d’écrivain à la Maison d’arrêt de Poitiers en 2004. Il avait
subjugué les détenus par sa force tranquille, son regard franc et
sa capacité à trouver le langage qui convenait. j’avais lu, bien
sûr, comme chaque fois, quelques livres de lui avant la rencontre :
romans, nouvelles et poèmes. Car cet écrivain, né en Tunisie, a
touché tous les genres, et publié aussi du théâtre et des essais.
Mais il n’avait pas encore publié le roman que je viens de lire,
Palestine. Peut-être que, sans ce confinement, le livre
serait resté sur mes rayonnages, car j’en ai un si grand nombre à
lire. Mais, puisque je suis bigrement intéressé par le sujet (voir
mon blog du 21 novembre dernier), je ne pouvais rester plus longtemps
à contempler ce livre derrière la glissière vitrée de ma
bibliothèque. Car notre confinement n’est rien par rapport à
celui que les Palestiniens sont obligés de supporter chaque jour
depuis plus de cinquante ans, tant en Cisjordanie que dans la bande
de Gaza, véritable camp de concentration humaine à ciel ouvert,
entouré de barbelés, surveillé par des tours de contrôle et des
drones, régulièrement bombardé et détruit.
édition originale, 2007
Hubert
Haddad prend cette fois pour sujet la Cisjordanie occupée et de plus
en plus colonisée de façon illégale (les colons armés et
impitoyables se considérent chez eux), sous contrôle israélien
drastique (barrages, check points, humiliations perpétuelles,
arrestations, destructions de maisons, arrachages d’oliviers, etc.,
notre contrôle policier actuel n’est que de la « petite bière »
à côté, sauf dans nos banlieues dites « sensibles » où
l’arbitraire est la règle), tout près du fameux mur. Cham, très
jeune soldat israélien, pris dans une embuscade et blessé, a été
transporté par un commando palestinien qui aurait voulu en faire une
monnaie d'échange. Mais voilà, le jeune homme se remet
difficilement de sa blessure et ne se souvient de rien. Il finit par
échouer chez une vieille Palestinienne aveugle, Asmahane, qui vit
avec sa fille Falastin. Toutes deux le soignent avec dévouement,
d’autant qu’elles retrouvent en lui une ressemblance avec leur
fils et frère Nessim, sans doute prisonnier ou tué et dont elles
n’ont plus aucune nouvelle.
Cham,
l’Israélien, devenu le Palestinien Nessim, va découvrir de
l’intérieur et avec horreur les vexations humiliantes ("C’est
comme ça dans les territoires, quiconque est appréhendé, serait-ce
pour avoir enfreint le couvre-feu, est fiché par les services de
renseignement..."), les brimades et tueries haineuses et pas
toujours fondées ("Nous voilà en zone libre, ironisa-t-il, un
œil sur les snipers. Mieux vaut s’écarter. c’est assez banal
qu’une balle blesse ou tue quelqu’un par ici, une femme, un
enfant… Avec les regrets garantis de Tsahal et les cris de joie des
colons"), la terreur militaire que les occupants (et les colons)
font subir aux Palestiniens ("Des enfants tombent fréquemment
sous les balles des soldats, les bavures se multiplient en pleine
illégalité, malgré les ordres et les sanctions prévus par la Cour
suprême. On croirait que les recrues n’obéissent qu’aux colons
et aux pires activistes de l’état-major"), ce qui engendre
désespoir et haine en retour et alimente le terrorisme ("L’idée,
c’est de se faire éclater dans un bus ou dans un marché,
poursuivit Omar. Je sais où trouver les ceintures d’explosifs. Il
ne faut pas regretter cette vie d’opprimé"). Le jeune homme
tombe amoureux de sa sœur (?) Falastin, jeune fille rendue
anorexique par sa situation. La maison d’ Asmahane finit par être
broyée par les bulldozers. Cham-Nessim rencontre Omar, un jeune
Palestinien engagé sur la voie du martyre et se laisse convaincre à
son tour d’utiliser la fameuse ceinture d’explosifs, l’arme du
pauvre. Dans ce récit sans schématisme, Haddad fait comprendre la
nature de ce qu’on a coutume d’appeler le conflit
israélo-palestinien, un conflit inégal (l’armée la plus
puissante du monde contre une population démunie) qui déshumanise
et broie tous les êtres, rendus hostiles par une situation qu’ils
ne peuvent maîtriser. Il nous promène dans la conscience d’un
homme coupé en deux et ne sachant plus où il en est.
réédition en Livre de poche, 2009
Le
plus beau personnage est peut-être le jeune adolescent infirme et
devenu mendiant (pour avoir reçu des balles dans les jambes) qui
partage son pain avec Cham-Nessim affamé et qui lui dit : "Si
je ne m’occupe pas de moi, qui s’en chargera ? Et
si je ne m’occupe pas de moi, qui suis-je ?"
Ce
roman permet au lecteur de prendre la mesure du drame qui se joue
là-bas depuis plus de cinquante ans et l’occupation-colonisation
de la Cisjordanie : pour
un Palestinien, "Rien,
aucune loi humaine, ne l’obligeait à subir indéfiniment les
barrages et les fouilles, les confiscations et les destructions, les
outrages divers, toutes les mortifications d’une soldatesque
arrogante traquant le terroriste jusque dans les cercueils".
Car
une des scènes impressionnantes du livre montre un convoi funéraire
arrêté pour un contrôle, tout le monde doit sortir du taxi, même
le cercueil du mort que les soldats ouvrent avec un pied de biche au
cas où ça dissimulerait un terroriste ; même les morts ne
sont pas respectés !
réédition en Folio, 2015
Paru
en 2007, ce roman n’a rien perdu de son actualité, sauf que la
situation des Palestiniens a largement empiré depuis, et
que ça n’est pas près de s’arranger. Et
le confinement imposé là-bas va faire de gros dégâts...
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