elle
a comme un transport d’émerveillement – « transport »,
un mot désuet, plutôt comique dans ce contexte, car elle est
réellement transportée à la hauteur des nuages.
(Olga
Tocarczuk, Les pérégrins,
trad. Grażina Ehrard, Noir sur blanc, 2010)
Je
crois qu’avec la pandémie actuelle, il faut revenir sur ce qu’est
devenu le tourisme de masse. Combien de fois ai-je entendu un tel me
dire : « Comment, tu n’as pas fait l’Australie ? »
ou une telle : « Tu n’as jamais fait le Pérou ? » Et
j’avais envie de leur répondre : « Oh oh ! Ces
pays n’existaient donc pas, que vous ayez eu besoin de les
faire ? » Je comprends bien qu’on utilise le verbe faire
pour faire un voyage, une randonnée, une excursion, une promenade,
une virée, une traversée, une tournée… Mais faire un pays ?
Ou une ville (Venise, Prague, Barcelone, New York…) ? Je n’ai
jamais prétendu avoir "fait" la Guadeloupe, où j’ai
pourtant vécu et travaillé trois ans, où je suis retourné à
trois reprises (2010, 2017, 2020) depuis mon veuvage pour des durées
allant de trois semaines à deux mois cette année !
C’est
pourquoi j’ai profité du confinement pour me lancer dans la
lecture de ce livre, Tourisme,
arme de destruction massive,
que j’ai trouvé dans ma bibliothèque personnelle, et qui tombe à pic pour me
permettre d’éclairer mon opinion sur le voyage. L’auteur nous
rappelle
la différence essentielle
entre un touriste =
consommateur
de ce qu’on nomme aujourd’hui un "produit de tourisme"
qui peut aller d’un "séjour all inclusive" à une forme
d’éco-tourisme plus ou moins équitable, en passant par les
voyages organisés par les tour-opérateurs dans les sites labellisés
Unesco ou non ("Pour
être clair, il s’agit de réduire le voyageur d’antan à l’état
de consommateur"),
entre un touriste donc et
un voyageur à
l’ancienne pour qui le "voyage
engage notre être tout entier et en cela il diffère
fondamentalement d’une pratique moutonnière de masse. Il
entretient une relation étroite aven une expérience qui ne doit
rien à la civilisation des loisirs. Le voyage suppose de s’éloigner
du groupe, de la multitude".
Jean-Paul
Loubes essaie
de nous
alerter
sur les répercussions
dramatiques
du
tourisme de masse d’aujourd’hui
: les
centaines de millions
de touristes voyagent désormais
en déformant, en
polluant
des
sites dénaturés
par
leur "mise
en valeur touristique".
Les
sites les plus courus
sont aujourd’hui parfois
menacés
de disparition. L’effet
UNESCO, lié au classement au Patrimoine mondial, se
révèle souvent une
catastrophe pour la protection des sites : on
déplace les populations entières
(exemple des Ouïgours du Xinjiang), on déforme leurs cultures
traditionnelles ravalées au rang de folklore.
Quant
ce n’est pas le déplacement de sites entiers dans des contrefaçons
artificielles comme les grottes préhistoriques en
fac-similés,
prétexte à une sauvegarde qui les dénature pour faire face à "la
rapacité du tourisme prédateur"
ébahis
de se promener après la visite dans des boutiques appelées
"comptoirs
du patrimoine",
sous
les auspices de l’Unesco et des ministères de la culture.
L’exemple
du Xinjiang chinois démontre,
s’il en était besoin,
la
déculturation
de cette région de Chine peuplée d’une
minorité musulmane submergée
par
la
sinisation et
déplacée.
L'auteur
se
montre véhément
dans
la dénonciation de la
"mise
sur le marché de biens culturels transformés en ressources
touristiques [avec]
la
destruction d'ampleur variable des économies, des cultures et des
individus",
puisque
le tourisme, sous couvert de sauver le
patrimoine amène
les
sites ainsi
visités à être
"irrémédiablement
détruits ou défigurés par les installations d’accueil et
d’exploitation du tourisme de masse, [dont]
le versant invisible [...]
échappe à la faible curiosité du touriste pressé : c’est
la destruction des économies locales traditionnelles qui étaient le
support des cultures et des sociabilités des populations, qui voient
la destructuration des équilibres sur lesquels ils s’étaient
établis".
Le
tourisme de masse est donc dénoncé, parce qu’il ne permet pas
vraiment une véritable rencontre entre la partie de la population
des pays riches et le reste des habitants de ces terres, évincés
des territoires visités ou folklorisés. Parce qu’il entraîne une
marchandisation des échanges (le patrimoine est devenu un produit
qui doit générer de l’argent, donc finie la gratuité de la
visite au Pont du Gard par exemple), des concentrations de personnes
qui provoquent des menaces environnementales (exemple de Venise et
des paquebots de croisière),
une dépréciation continue du tourisme culturel rabaissé à une
résonance très superficielle, ce "tourisme
de rapidité, celui qui fait le Louvre comme les Charlots font
l’Espagne",
que
dénonçait déjà Michel Deguy en 2006 (cité par l’auteur).
Jean-Paul
Loubes
évoque à peine le tourisme sexuel qui en est la caricature criante.
Mais
il signale
aussi le côté religieux de ce tourisme : on parle de
pèlerinage, de "marchands
du temple"
(et
pas seulement à Rome, La Mecque ou Jérusalem) qui envahissent très
rapidement les lieux en question. Car le développement de ce
tourisme est lié à l’épanouissement et à l’extension du
capitalisme libéral que nous connaissons depuis une quarantaine
d’années et de ses dérives productivistes qui touchent aussi ce
secteur, devenu la principale source de revenus de bien des pays :
d’ailleurs, il
est question
d’industrie touristique. L’auteur finit par parler de croisade :
"Le
tourisme, lui, avance masqué sous les discours les plus trompeurs,
des leurres qui s’adressent autant à ses troupes qu’aux peuples
réduits à l’objet de distraction. Multiculturalisme, diversité,
tourisme équitable, retrouver les vraies valeurs, etc. autant
d’alibis [politiquement
corrects]
qui permettent à ces croisades meurtrières de préserver la bonne
conscience des croisés".
Les
identités locales sont fortement menacées par
l’impact
de notre civilisation, qui "court
vers une mondialisation généralisée et un bougisme obligé",
assorti
de rapporter des centaines ou plus de photos le plus souvent inutiles.
Consciente
de cette schizophrénie, notre société
"cherche
un ancrage dans la stabilité qu’elle croit trouver dans l’idée
de patrimoine".
Oubliant
au passage que le "patrimoine,
mot ancien et chose nouvelle, est la mobilisation calculante,
comptable, de tout en tant que richesse économique potentielle
(valeur)
dans la compétition planétaire des sociétés"
(toujours
Michel Deguy).
vers quinze ans, j'ai lu ce livre pour la première fois dans cette édition
Vive
donc le voyage imaginatif, hors des sentiers battus et des marchands
du temple, loin des tour-opérateurs et des voyagistes, à la
découverte des sociétés réelles ou de soi-même. Suivons Kenneth
White qui, dans L’esprit
nomade
(Grasset, 1987) écrivait : "J’ai
une préférence pour les chemins de terre, ravinés, inégaux"
et
essayons de sortir du conditionnement imposé par la société qui
est de "faire
aimer aux gens la destination sociale à laquelle ils ne peuvent
échapper"
(Aldous
Huxley, Le
meilleur des mondes).
Mais
ne serions-nous pas déjà dans ce
meilleur des mondes ?
1 commentaire:
Le temps du confinement, et le décrochage qu'il permet, est l'occasion de nous défaire de la prescription touristique. Le voyage intérieur qu'il offre est l'occasion de préparer sa propre route pour aller voir le monde, bien loin des expériences hors sol que les marchands nous proposent. Chacun est invité à se défaire de ses oripeaux de touristes pour retrouver le sens du voyage.
Nous aurons alors le temps de nous ré enraciner et de réitérer l’abandon du hors sol dans d'autres secteur : l'élevage, l'alimentation, la santé, l'éducation, la consommation, la culture ....
Merci pour votre blog
Amicalement
Vincent Berthelot
Facteur Humain
Enregistrer un commentaire