Plus
on vieillit, plus on sent que savoir jouir du moment présent est un
don précieux, comparable à un état de grâce.
(Marie
Curie, Lettre
à sa fille Irène,
1928, cité par Rosa Montero, L’idée
ridicule de ne plus jamais te revoir,
trad. Myriam Chirousse, Métailié, 2015)
succulent repas
Comme je le disais dans ma dernière bafouille, je suis donc rentré. Comme ça risque d’être mon dernier voyage en cargo porte-conteneurs (à moins de rester dans un état de santé formidablement excellent), je vais essayer de résumer ce qui fut en réalité deux voyages distincts, l’aller (28 décembre – 8 janvier) et le retour (7 mars – 17 mars), pas très différents, puisque dans les deux cas, c’était avec le même cargo, le Fort de France, de la nouvelle génération des cargos de la CMA-CGM (Compagnie Maritime d’Affrètement – Compagnie Générale Maritime), dont le siège est à Marseille. Le Fort de France date de 2018 et, malgré la rouille qui apparaît ici ou là, il m’a paru bien neuf, par rapport à mes précédents cargos datant de la décennie 1990. Il faut savoir qu’un cargo a une durée de vie d’une vingtaine d’années, après quoi ils sont démantelés, souvent en Inde ou en Afrique. À l’aller, escale à Montoir-sur-Loire et Pointe-à-Pitre, où je descendais, au retour escale à Dunkerque (où je suis descendu juste avant le confinement généralisé), London, Zeebrugge et Le Havre, où j’aurais dû descendre, sans le coronavirus.
ma cabine
L’aller,
avec en plus de moi quatre passagères, deux dames d’une
soixantaine d’années et deux jeunes femmes entre 25 et 30 ans :
le
Fort
de France
possède quatre cabines doubles, et quatre cabines pour les passagers
individuels, et peut donc embarquer douze passagers. Équipage
franco-philippin, à peu près 1/3 - 2/3. Comme je suis monté à bord le
premier, j’ai eu droit à une cabine double d’environ 40 m².
Incroyable. Un vaste lit, une partie salon avec canapé, table basse
et deux fauteuils, un cabinet de toilette et un coin de rangement
avec bureau où j’ai posé mon ordinateur pour tenir le journal de
bord. Même chose au retour, où j’ai eu la même cabine, à
bâbord, avec deux sabords donnant sur la mer.
petite baignade dans la piscine vers le Tropique
Une
vaste salle à manger à tribord, au niveau B (2ème étage du
château), celle des officiers (ou équivalents :
chef-ingénieur, chef-mécanicien, etc.) français et des passagers ;
même niveau, mais à bâbord, celle des Philippins (officiers
compris) et des matelots français. Nous n’avons mangé tous
ensemble que lors des petites fiestas : barbecues, fêtes
d’anniversaire… Au niveau C, le salon des officiers à tribord,
le salon des matelots et Philippins à bâbord, la salle de sports
(vélo, haltères, home-training, punching-balls et gants de boxe - je m'y suis essayé, pour voir -,
table de ping-pong, espalier…). Au niveau D, commencent les cabines
de l’équipage, avec la piscine à l’extérieur. Au niveau E,
autres cabines d’équipage (plus on monte, plus le grade est
élevé). Au niveau F, cabines des passagers et salon des passagers, avec téléviseur et lecteur de DVD ;
au niveau G, cabines du commandant et du chef-ingénieur, salle
d’ordinateurs, et bibliothèque-dvdthèque. Au niveau H (8ème
étage), la passerelle de commandement avec ses deux ailerons
latéraux en plein air, d'où il y avait des lâchers de ballons-sondes pour la météo deux fois par jour.
barbecue : les Philippins heureux !
Laundries (laveries) avec machine à laver et
sèche-linge aux étages de cabines, plus une grande laverie destinée
aux draps, serviettes, nappes, vêtements de travail de l’équipage
au niveau A. Le premier niveau, U (pour Upperdeck, le pont qui permet
de faire le tour du bateau) contient divers bureaux techniques et le
ship’s office. En dessous, salle des machines et cales contenant
aussi des conteneurs.
la salle de sport : au fond à gauche, le vélo, à droite le punching-ball
Comme
d’habitude, je ne me suis pas ennuyé un seul instant. j’ai écumé
la bibliothèque, aussi bien à l’aller qu’au retour, pour me
changer de la liseuse et pour découvrir des livres inconnus. J’ai
regardé quelques films de la dvdthèque du cargo avec les
passagères, plus un opéra à chaque voyage (dvd que j’avais
emportés). J’ai fait du sport, j’ai fait des tours de pont et
même écrit quelques poèmes, assis sur le banc du gaillard d’avant.
la bibliothèque : j'y ai laissé des livres à moi après les avoir lus, pour m'allèger
Au
retour, les quatre autres passagers montés avant moi étaient un couple d’Allemands
(la soixantaine) qui sont montés à bord au Costa-Rica après un
long périple de deux mois au Chili, un jeune Allemand de
vingt-quatre ans et une jeune Hollandaise de vingt-huit ans qui, eux
sont montés à Carthagène, après un séjour de plusieurs mois en
Colombie. Des jeunes passagers, aussi bien à l’aller qu’au
retour, c’était une nouveauté pour moi, habitués aux retraités.
Si, à l’aller, nous parlions français entre nous (même la jeune
Allemande s’est efforcée de parler français), au retour, je me
suis retrouvé avec quatre passagers anglophones. Évidemment, ce
fut moins agréable
pour moi. D’autant
qu’eux parlaient parfaitement l’anglais, alors que moi, je
baragouine, ce qui est suffisant avec les Philippins, mais pas avec
de bons anglophones.
le pont : au premier plan, un "radeau de sauvetage"
Par
ailleurs, je m’en doutais un peu : en dépit de la qualité
des prestations du cargo - cuisine excellente (le chef était
français), équipage aux petits soins, bibliothèque et salle de
sports au top -, j’ai été déçu par la brièveté du parcours. Au fond,
maintenant, après mes très longs voyages (57 jours en 2013, 91 jours en 2015), je m’aperçois que ce
qui me plaît dans ces voyages en cargo, c’est la longue durée.
Onze jours à l’aller, dix jours au retour, c’est trop bref, je
n’ai pas le temps de m’installer dans la durée. Même si on
échappe au
"bruit et surtout [à] la dégoulinante incessante des bagnoles
et des camions… les travaux à la pelleteuse… marteaux-piqueurs…", comme le
dit l’excellent Alphone Boudard dans Mourir
d’enfance,
lu sur le cargo, ici, on peut effectivement "rêver, musarder,
respirer", et je ne m’en suis pas privé. Mais dix jours,
c’est peu pour faire vraiment connaissance, tant avec les passagers
qu’avec l’équipage : heureusement qu’une partie de
l’équipage était encore là au retour, et je les ai retrouvés
avec plaisir. Mais je n'ai pas retrouvé l'état de grâce de mes longs voyages de 2013 et 2015...
Donc
un voyage mitigé. Valable
pour un débutant : mais c’est ce que j’avais fait déjà en
2010. Par ailleurs, les vieux cargos avaient un charme qui n’existe
plus sur ces géants des mers nouveaux : c’est trop grand,
c’est trop beau, mais un peu froid et finalement pas si bien conçu que ça.
Heureusement les équipages, à l’aller comme au retour, ont été
formidables. Mais il m’a manqué quelque chose. Quoi ? Disons
que c’est devenu un bonheur à l’abri de toute surprise. Même
s’il n’y a jamais eu deux heures semblables, ni deux jours
pareils. Même si, comme écrivait Delacroix à George Sand, "La
solitude est loin de me peser autant que la pluie froide des
banalités qui vous accueillent dans tout salon et qui vous font
maudire en sortant le temps que vous y avez perdu" (Lettre
du
15
novembre 1843).
Donc, je ne me suis pas ennuyé ; mais j’attendais quoi ?
Je
ne sais pas !
arc-en-ciel sur les conteneurs de l'arrière du château
Peut-être
les deux mois entre les deux cargos... C'est-à-dire le séjour en Guadeloupe.
notre salle à manger avec les décorations de Noël
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire