vendredi 20 mars 2020

20 mars 2020 : dernier voyage en cargo ?


Plus on vieillit, plus on sent que savoir jouir du moment présent est un don précieux, comparable à un état de grâce.
(Marie Curie, Lettre à sa fille Irène, 1928, cité par Rosa Montero, L’idée ridicule de ne plus jamais te revoir, trad. Myriam Chirousse, Métailié, 2015)




succulent repas 








Comme je le disais dans ma dernière bafouille, je suis donc rentré. Comme ça risque d’être mon dernier voyage en cargo porte-conteneurs (à moins de rester dans un état de santé formidablement excellent), je vais essayer de résumer ce qui fut en réalité deux voyages distincts, l’aller (28 décembre – 8 janvier) et le retour (7 mars – 17 mars), pas très différents, puisque dans les deux cas, c’était avec le même cargo, le Fort de France, de la nouvelle génération des cargos de la CMA-CGM (Compagnie Maritime d’Affrètement – Compagnie Générale Maritime), dont le siège est à Marseille. Le Fort de France date de 2018 et, malgré la rouille qui apparaît ici ou là, il m’a paru bien neuf, par rapport à mes précédents cargos datant de la décennie 1990. Il faut savoir qu’un cargo a une durée de vie d’une vingtaine d’années, après quoi ils sont démantelés, souvent en Inde ou en Afrique. À l’aller, escale à Montoir-sur-Loire et Pointe-à-Pitre, où je descendais, au retour escale à Dunkerque (où je suis descendu juste avant le confinement généralisé), London, Zeebrugge et Le Havre, où j’aurais dû descendre, sans le coronavirus.

ma cabine

L’aller, avec en plus de moi quatre passagères, deux dames d’une soixantaine d’années et deux jeunes femmes entre 25 et 30 ans : le Fort de France possède quatre cabines doubles, et quatre cabines pour les passagers individuels, et peut donc embarquer douze passagers. Équipage franco-philippin, à peu près 1/3 - 2/3. Comme je suis monté à bord le premier, j’ai eu droit à une cabine double d’environ 40 m². Incroyable. Un vaste lit, une partie salon avec canapé, table basse et deux fauteuils, un cabinet de toilette et un coin de rangement avec bureau où j’ai posé mon ordinateur pour tenir le journal de bord. Même chose au retour, où j’ai eu la même cabine, à bâbord, avec deux sabords donnant sur la mer.
petite baignade dans la piscine vers le Tropique

Une vaste salle à manger à tribord, au niveau B (2ème étage du château), celle des officiers (ou équivalents : chef-ingénieur, chef-mécanicien, etc.) français et des passagers ; même niveau, mais à bâbord, celle des Philippins (officiers compris) et des matelots français. Nous n’avons mangé tous ensemble que lors des petites fiestas : barbecues, fêtes d’anniversaire… Au niveau C, le salon des officiers à tribord, le salon des matelots et Philippins à bâbord, la salle de sports (vélo, haltères, home-training, punching-balls et gants de boxe - je m'y suis essayé, pour voir -, table de ping-pong, espalier…). Au niveau D, commencent les cabines de l’équipage, avec la piscine à l’extérieur. Au niveau E, autres cabines d’équipage (plus on monte, plus le grade est élevé). Au niveau F, cabines des passagers et salon des passagers, avec téléviseur et lecteur de DVD ; au niveau G, cabines du commandant et du chef-ingénieur, salle d’ordinateurs, et bibliothèque-dvdthèque. Au niveau H (8ème étage), la passerelle de commandement avec ses deux ailerons latéraux en plein air, d'où il y avait des lâchers de ballons-sondes pour la météo deux fois par jour.

barbecue : les Philippins heureux !

Laundries (laveries) avec machine à laver et sèche-linge aux étages de cabines, plus une grande laverie destinée aux draps, serviettes, nappes, vêtements de travail de l’équipage au niveau A. Le premier niveau, U (pour Upperdeck, le pont qui permet de faire le tour du bateau) contient divers bureaux techniques et le ship’s office. En dessous, salle des machines et cales contenant aussi des conteneurs.

la salle de sport : au fond à gauche, le vélo, à droite le punching-ball

Comme d’habitude, je ne me suis pas ennuyé un seul instant. j’ai écumé la bibliothèque, aussi bien à l’aller qu’au retour, pour me changer de la liseuse et pour découvrir des livres inconnus. J’ai regardé quelques films de la dvdthèque du cargo avec les passagères, plus un opéra à chaque voyage (dvd que j’avais emportés). J’ai fait du sport, j’ai fait des tours de pont et même écrit quelques poèmes, assis sur le banc du gaillard d’avant. 


la bibliothèque : j'y ai laissé des livres à moi après les avoir lus, pour m'allèger
 
Au retour, les quatre autres passagers montés avant moi étaient un couple d’Allemands (la soixantaine) qui sont montés à bord au Costa-Rica après un long périple de deux mois au Chili, un jeune Allemand de vingt-quatre ans et une jeune Hollandaise de vingt-huit ans qui, eux sont montés à Carthagène, après un séjour de plusieurs mois en Colombie. Des jeunes passagers, aussi bien à l’aller qu’au retour, c’était une nouveauté pour moi, habitués aux retraités. Si, à l’aller, nous parlions français entre nous (même la jeune Allemande s’est efforcée de parler français), au retour, je me suis retrouvé avec quatre passagers anglophones. Évidemment, ce fut moins agréable pour moi. D’autant qu’eux parlaient parfaitement l’anglais, alors que moi, je baragouine, ce qui est suffisant avec les Philippins, mais pas avec de bons anglophones.

le pont : au premier plan, un "radeau de sauvetage"

Par ailleurs, je m’en doutais un peu : en dépit de la qualité des prestations du cargo - cuisine excellente (le chef était français), équipage aux petits soins, bibliothèque et salle de sports au top -, j’ai été déçu par la brièveté du parcours. Au fond, maintenant, après mes très longs voyages (57 jours en 2013, 91 jours en 2015), je m’aperçois que ce qui me plaît dans ces voyages en cargo, c’est la longue durée. Onze jours à l’aller, dix jours au retour, c’est trop bref, je n’ai pas le temps de m’installer dans la durée. Même si on échappe au "bruit et surtout [à] la dégoulinante incessante des bagnoles et des camions… les travaux à la pelleteuse… marteaux-piqueurs…", comme le dit l’excellent Alphone Boudard dans Mourir d’enfance, lu sur le cargo, ici, on peut effectivement "rêver, musarder, respirer", et je ne m’en suis pas privé. Mais dix jours, c’est peu pour faire vraiment connaissance, tant avec les passagers qu’avec l’équipage : heureusement qu’une partie de l’équipage était encore là au retour, et je les ai retrouvés avec plaisir. Mais je n'ai pas retrouvé l'état de grâce de mes longs voyages de 2013 et 2015...
lâcher de ballon-sonde

Donc un voyage mitigé. Valable pour un débutant : mais c’est ce que j’avais fait déjà en 2010. Par ailleurs, les vieux cargos avaient un charme qui n’existe plus sur ces géants des mers nouveaux : c’est trop grand, c’est trop beau, mais un peu froid et finalement pas si bien conçu que ça. Heureusement les équipages, à l’aller comme au retour, ont été formidables. Mais il m’a manqué quelque chose. Quoi ? Disons que c’est devenu un bonheur à l’abri de toute surprise. Même s’il n’y a jamais eu deux heures semblables, ni deux jours pareils. Même si, comme écrivait Delacroix à George Sand, "La solitude est loin de me peser autant que la pluie froide des banalités qui vous accueillent dans tout salon et qui vous font maudire en sortant le temps que vous y avez perdu" (Lettre du 15 novembre 1843). Donc, je ne me suis pas ennuyé ; mais j’attendais quoi ? Je ne sais pas !

arc-en-ciel sur les conteneurs de l'arrière du château


Peut-être les deux mois entre les deux cargos... C'est-à-dire le séjour en Guadeloupe.

notre salle à manger avec les décorations de Noël




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